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la plupart des économistes d'avoir beaucoup trop négligée. La consommation est la fin, la cause finale de tous les phénomènes économiques, et c'est en elle, par conséquent, que se trouve leur dernière et définitive solution.

Rien de favorable ou de défavorable ne peut s'arrêter d'une manière permanente au producteur. Les avantages que la nature et la société lui prodiguent, les inconvénients dont elles le frappent, glissent sur lui, pour ainsi dire, et tendent insensiblement à aller s'absorber et se fondre dans la communauté, la communauté considérée au point de vue de la consommation. C'est là une loi admirable dans sa cause et dans ses effets, et celui qui parviendrait à la bien décrire aurait, je crois, le droit de dire : « Je n'ai pas passé sur cette terre sans payer mon tribut à la société. »

Toute circonstance qui favorise l'œuvre de la production est accueillie avec joie par le producteur, car l'effet immédiat est de le mettre à même de rendre plus de services à la communauté et d'en exiger une plus grande rémuné ration. Toute circonstance qui contrarie la production est accueillie avec peine par le producteur, car l'effet immédiat est de limiter ses services et, par suite, sa rémunération. Il fallait que les biens et les maux immédiats des circonstances heureuses ou funestes fussent le lot du producteur, afin qu'il fût invinciblement porté à rechercher les unes et à fuir les autres.

De même, quand un travailleur parvient à perfectionner son industrie, le bénéfice immédiat du perfectionnement est recueilli par lui. Cela était nécessaire pour le déterminer à un travail intelligent; cela était juste, parce qu'il est juste qu'un effort couronné de succès apporte avec lui sa récompense.

Mais je dis que ces effets bons et mauvais, quoique permanents en eux-mêmes, ne le sont pas quant au producteur. S'il en eût été ainsi, un principe d'inégalité progres

sive et, partant, infinie, eût été introduit parmi les hommes, et c'est pourquoi ces biens et ces maux vont bientôt s'absorber dans les destinées générales de l'humanité.

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Comment cela s'opère-t-il? Je le ferai comprendre par quelques exemples.

Transportons-nous au treizième siècle. Les hommes qui se livrent à l'art de copier reçoivent, pour le service qu'ils rendent, une rémunération gouvernée par le taux général des profits. Parmi eux, il s'en rencontre un qui cherche et trouve le moyen de multiplier rapidement les exemplaires d'un même écrit. Il invente l'imprimerie.

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D'abord, c'est un homme qui s'enrichit, et beaucoup d'autres qui s'appauvrissent. A ce premier aperçu, quelque merveilleuse que soit la découverte, on hésite à décider si elle n'est pas plus funeste qu'utile. Il semble qu'elle introduit dans le monde, ainsi que je l'ai dit, un élément d'inégalité indéfinie. Gutenberg fait des profits avec son invention et étend son invention avec ses profits, et cela sans terme, jusqu'à ce qu'il ait ruiné tous les copistes. Quant au public, au consommateur, il gagne peu, car Gutenberg a soin de ne baisser le prix de ses livres que tout juste ce qu'il faut pour sous-vendre ses rivaux.

Mais la pensée qui mit l'harmonie dans le mouvement des corps célestes a su la mettre aussi dans le mécanisme interne de la société. Nous allons voir les avantages économiques de l'invention échapper à l'individualité, et devenir, pour toujours, le patrimoine commun des masses.

En effet, le procédé finit par être connu. Gutenberg n'est plus le seul à imprimer; d'autres personnes l'imitent. Leurs profits sont d'abord considérables. Elles sont récompensées pour être entrées les premières dans la voie de l'imitation, et cela était encore nécessaire, afin qu'elles y fussent attirées et qu'elles concourussent au grand résultat définitif vers lequel nous approchons. Elles gagnent beau

coup, mais elles gagnent moins que l'inventeur, car la concurrence vient de commencer son œuvre. Le prix des livres va toujours baissant. Les bénéfices des imitateurs diminuent à mesure qu'on s'éloigne du jour de l'invention, c'est-à-dire à mesure que l'imitation devient moins méritoire... Bientôt la nouvelle industrie arrive à son état normal; en d'autres termes, la rémunération des imprimeurs n'a plus rien d'exceptionnel et, comme autrefois celle des scribes, elle n'est plus gouvernée que par le taux général des profits. Voilà donc la production, en tant que telle, replacée comme au point de départ. Cependant l'invention n'en est pas moins acquise; l'épargne du temps, du travail, de l'effort pour un résultat donné, pour un nombre déterminé d'exemplaires, n'en est pas moins réalisée. Mais comment se manifeste-t-elle? Par le bon marché des livres. Et au profit de qui? Au profit du consommateur, de la société, de l'humanité. Les imprimeurs, qui désormais n'ont plus aucun mérite exceptionnel, ne reçoivent pas non plus désormais une rémunération exceptionnelle. Comme hommes, comme consommateurs, ils sont sans doute participants des avantages que l'invention a conférés à la communauté. Mais voilà tout. En tant qu'imprimeurs, en tant que producteurs, ils sont rentrés dans les conditions ordinaires de tous les producteurs du pays. La société les paye pour leur travail, et non pour l'utilité de l'invention. Celle-ci est devenue l'héritage commun et gratuit de l'humanité entière.

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J'avoue que la sagesse et la beauté de ces lois me frappent d'admiration et de respect. J'y vois le saint-simonisme: A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. - J'y vois le communisme, c'est-à-dire la tendance des biens à devenir le commun héritage des hommes; mais un saint-simonisme, un communisme, réglés par la prévoyance infinie, et non point abandonnés

à la fragilité, aux passions et à l'arbitraire des hommes. Ce que j'ai dit de l'imprimerie, on peut le dire de tous les instruments de travail, depuis le clou et le marteau jusqu'à la locomotive et au télégraphe électrique. La société jouit de tous par l'abondance de ses consommations, et elle en jouit gratuitement, car leur effet est de diminuer le taux des objets; et toute cette partie du prix qui a été anéantie, laquelle représente bien l'œuvre de l'invention dans la production, rend évidemment le produit gratuit dans cette mesure. Il ne reste à payer que le travail humain, le travail actuel, et il se paye, abstraction faite du résultat dû à l'invention, du moins quand elle a parcouru le cycle que je viens de décrire et qu'il est dans sa destinée de parcourir. J'appelle chez moi un ouvrier, il arrive avec une scie, je lui paye sa journée à deux francs, et il me fait vingt-cinq planches. Si la scie n'eût pas été inventée, il n'en aurait peut-être pas fait une, et je ne lui aurais pas moins payé sa journée. L'utilité produite par la scie est donc pour moi un don gratuit de la nature, ou plutôt c'est une portion de l'héritage que j'ai reçu, en commun avec tous mes frères, de l'intelligence de nos ancêtres. J'ai deux ouvriers dans mon champ. L'un tient les manches d'une charrue, l'autre le manche d'une bêche. Le résultat de leur travail est bien différent, mais le prix de la journée est le même, parce que la rémunération ne se proportionne pas à l'utilité produite, mais à l'effort, au travail exigé.

J'invoque la patience du lecteur et je le prie de croire que je n'ai pas perdu de vue la liberté commerciale. Qu'il veuille bien seulement se rappeler la conclusion à laquelle je suis arrivé La rémunération ne se proportionne pas aux UTILITÉS que le producteur porte sur le marché, mais à son travail1.

1 Il est vrai que le travail ne reçoit pas une rémunération uniforme. Il y en a de plus ou moins intense, dangereux, habile, etc. La concur. rence établit pour chaque catégorie un prix courant, et c'est de ce prix vanable que je parle.

J'ai pris mes exemples dans les inventions humaines. Parlons maintenant des avantages naturels.

Dans tout produit, la nature et l'homme concourent. Mais la part d'utilité qu'y met la nature est toujours gratuite. Il n'y a que cette portion d'utilité qui est due au travail humain qui fait l'objet de l'échange et, par conséquent, de la rémunération. Celle-ci varie sans doute beaucoup à raison de l'intensité du travail, de son habileté, de sa promptitude, de son à-propos, du besoin qu'on en a, de l'absence momentanée de rivalité, etc., etc. Mais il n'en est pas moins vrai, en principe, que le concours des lois naturelles, appartenant à tous, n'entre pour rien dans le prix du produit.

Nous ne payons pas l'air respirable, quoiqu'il nous soit si utile que sans lui nous ne saurions vivre deux minutes. Nous ne le payons pas néanmoins, parce que la nature nous le fournit sans l'intervention d'aucun travail humain. Que si nous voulons séparer un des gaz qui le composent, par exemple, pour faire une expérience, il faut nous donner une peine équivalente que nous aurons mise dans un autre produit. Par où l'on voit que l'échange s'opère entre des peines, des efforts, des travaux. Ce n'est véritablement pas le gaz oxygène que je paye, puisqu'il est partout à ma disposition, mais le travail qu'il a fallu accomplir pour le dégager, travail qui m'a été épargné et qu'il faut bien que je restitue. Dira-t-on qu'il y a autre chose à payer, des dépenses, des matériaux, des appareils ? Mais encore, dans ces choses, c'est du travail que je paye. Le prix de la houille employée représente le travail qu'il a fallu faire pour l'extraire et la transporter.

Nous ne payons pas la lumière du soleil, parce que ia nature nous la prodigue. Mais nous payons celle du gaz, du suif, de l'huile, de la cire, parce qu'il y a ici un travail humain à rémunérer ; et remarquez que c'est si bien au tra

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