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la force ascendante, celle-là la force descendante, qui doi

vent les ramener à un juste équilibre.

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Voilà deux pays, A et B. A possède sur B toutes sortes d'avantages. Vous en concluez que le travail se concentre en A et que B est dans l'impuissance de rien faire : A, dites-vous, vend beaucoup plus qu'il n'achète; B achète beaucoup plus qu'il ne vend. Je pourrais contester, mais je me place sur votre terrain.

Dans l'hypothèse, le travail est très-demandé en A, et bientôt il y renchérit.

Le fer, la houille, les terres, les aliments, les capitaux sont très-demandés en A, et bientôt ils y renchérissent. Pendant ce temps-là, travail, fer, houille, terres, aliments, capitaux, tout est très-délaissé en B, et bientôt tout y baisse de prix.

Ce n'est pas tout. A vendant toujours, B achetant sans cesse, le numéraire passe de B en A. Il abonde en A, il est rare en B.

Mais abondance de numéraire, cela veut dire qu'il en faut beaucoup pour acheter toute autre chose. Donc, en A, à la cherté réelle qui provient d'une demande très-active, s'ajoute une cherté nominale due à la surproportion des métaux précieux.

Rareté de numéraire, cela signifie qu'il en faut peu pour chaque emplette. Donc, en B, un bon marché nominal vient se combiner avec le bon marché réel.

Dans ces circonstances, l'industrie aura toutes sortes de motifs, des motifs, si je puis le dire, portés à la quatrième puissance, pour déserter A et venir s'établir en B.

Ou, pour rentrer dans la vérité, disons qu'elle n'aura pas attendu ce moment, que les brusques déplacements répugnent à sa nature et que, dès l'origine, sous un régime libre, elle se sera progressivement partagée et distribuée entre A et B, selon les lois de l'offre et de la demande,

c'est-à-dire selon les lois de la justice et de l'utilité.

Et quand je dis que, s'il était possible que l'industrie se concentrât sur un point, il surgirait dans son propre sein et par cela même une force irrésistible de décentralisation, je ne fais pas une vaine hypothèse.

Écoutons ce que disait un manufacturier à la chambre de commerce de Manchester (je supprime les chiffres dont il appuyait sa démonstration):

« Autrefois nous exportions des étoffes; puis cette exportation a fait place à celle des fils, qui sont la matière « première des étoffes; ensuite à celle des machines, qui << sont les instruments de production du fil; plus tard, à «< celle des capitaux, avec lesquels nous construisons nos << machines et, enfin, à celle de nos ouvriers et de notre gé<< nie industriel, qui sont la source de nos capitaux. Tous <«< ces instruments de travail ont été les uns après les autres « s'exercer là où ils trouvaient à le faire avec plus d'avantages, là où l'existence est moins chère, la vie plus fa«< cile, et l'on peut voir aujourd'hui, en Prusse, en Autriche, en Saxe, en Suisse, en Italie, d'immenses manufac« tures fondées avec des capitaux anglais, servies par des << ouvriers anglais et dirigées par des ingénieurs anglais.»>

Vous voyez bien que la nature, ou plutôt la Providence, plus ingénieuse, plus sage, plus prévoyante que ne le suppose votre étroite et rigide théorie, n'a pas voulu cette concentration de travail, ce monopole de toutes les supériorités dont vous arguez comme d'un fait absolu et irrémédiable. Elle a pourvu, par des moyens aussi simples qu'infaillibles, à ce qu'il y eût dispersion, diffusion, solidarité, progrès simultané; toutes choses que vos lois restrictives paralysent autant qu'il est en elles, car leur tendance, en isolant les peuples, est de rendre la diversité de leur condition beaucoup plus tranchée, de prévenir le nivellement, d'empêcher la fusion, de neutraliser les contre-poids et de parquer les

peuples dans leur supériorité ou leur infériorité respective.

III. En troisième lieu, dire que, par un droit protecteur, on égalise les conditions de production, c'est donner une locution fausse pour véhicule à une erreur. Il n'est pas vrai qu'un droit d'entrée égalise les conditions de production. Celles-ci restent après le droit ce qu'elles étaient avant. Ce que le droit égalise tout au plus, ce sont les conditions de la vente. On dira peut-être que je joue sur les mots, mais je renvoie l'accusation à mes adversaires. C'est à eux de prouver que production et vente sont synonymes, sans quoi je suis fondé à leur reprocher, sinon de jouer sur les termes, du moins de les confondre.

Qu'il me soit permis d'éclairer ma pensée par un exemple. Je suppose qu'il vienne à l'idée de quelques spéculateurs parisiens de se livrer à la production des oranges. Ils savent que les oranges de Portugal peuvent se vendre à Paris 10 centimes, tandis qu'eux, à raison des caisses, des serres qui leur seront nécessaires, à cause du froid qui contrariera souvent leur culture, ne pourront pas exiger moins d'un franc comme prix rémunérateur. Ils demandent que les oranges de Portugal soient frappées d'un droit de 90 centimes. Moyennant ce droit, les conditions de production, disent-ils, seront égalisées, et la Chambre, cédant, comme toujours, à ce raisonnement, inscrit sur le tarif un droit de 90 centimes par orange étrangère.

Eh bien, je dis que les conditions de production ne sont nullement changées. La loi n'a rien ôté à la chaleur du soleil de Lisbonne, ni à la fréquence ou à l'intensité des gelées de Paris. La maturité des oranges continuera à se faire naturellement sur les rives du Tage et artificiellement sur les rives de la Seine, c'est-à-dire qu'elle exigera beaucoup plus de travail humain dans un pays que dans l'autre. Ce qui sera égalisé, ce sont les conditions de la vente : les Portugais

devront nous vendre leurs oranges à un franc, dont 90 centimes pour acquitter la taxe. Elle sera payée évidemment par le consommateur français. Et voyez la bizarrerie du résultat. Sur chaque orange portugaise consommée, le pays ne perdra rien; car les 90 centimes payés en plus par le consommateur entreront au Trésor. Il y aura déplacement, il n'y aura pas perte. Mais, sur chaque orange française consommée, il y aura 90 centimes de perte ou à peu près, car l'acheteur les perdra bien certainement, et le vendeur, bien certainement aussi, ne les gagnera pas, puisque, d'après l'hypothèse même, il n'en aura tiré que le prix de revient. Je laisse aux protectionnistes le soin d'enregistrer la conclusion.

IV. Si j'ai insisté sur cette distinction entre les conditions de production et les conditions de vente, distinction que messieurs les prohibitionnistes trouveront sans doute paradoxale, c'est qu'elle doit m'amener à les affliger encore d'un autre paradoxe bien plus étrange, et c'est celui-ci Voulez-vous égaliser réellement les conditions de production? Laissez l'échange libre.

Oh! pour le coup, dira-t-on, c'est trop fort, et c'est abuser des jeux d'esprit. Eh bien! ne fût-ce que par curiosité, je prie messieurs les protectionnistes de suivre jusqu'au bout mon argumentation. Ce ne sera pas long. -Je reprends mon exemple.

Si l'on consent à supposer, pour un moment, que le profit moyen et quotidien de chaque Français est de un franc, il s'ensuivra incontestablement que pour produire directement une orange en France, il faudra une journée de travail ou l'équivalent, tandis que, pour produire la contrevaleur d'une orange portugaise, il ne faudra qu'un dixième de cette journée, ce qui ne veut dire autre chose, si ce n'est que le soleil fait à Lisbonne ce que le travail fait à Paris.

Or, n'est-il pas évident que, si je puis produire une orange, ou, ce qui revient au même, de quoi l'acheter, avec un dixième de journée de travail, je suis placé, relativement à cette production, exactement dans les mêmes conditions que le producteur portugais lui-même, saufle transport,qui doit être à ma charge? Il est donc certain que la liberté éga lise les conditions de production directe ou indirecte, autant qu'elles peuvent être égalisées, puisqu'elle ne laisse plus subsister qu'une différence inévitable, celle du transport.

J'ajoute que la liberté égalise aussi les conditions de jouissance, de satisfaction, de consommation, ce dont on ne s'occupe jamais, et ce qui est pourtant l'essentiel, puisqu'en définitive la consommation est le but final de tous nos efforts industriels. Grâce à l'échange libre, nous jouirions du soleil portugais comme le Portugal lui-même; les habitants du Havre auraient à leur portée, tout aussi bien que ceux de Londres, et aux mêmes conditions, les avantages que lanature a conférés à Newcastle sous le rapport minéralogique.

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V. Messieurs les protectionnistes, vous me trouvez en humeur paradoxale; eh bien ! je veux aller plus loin encore. Je dis, et je le pense très-sincèrement, que, si deux pays se trouvent placés dans des conditions de production inégales, c'est celui des deux qui est le moins favorisé de la nature qui a le plus à gagner à la liberté des échanges. Pour le prouver, je devrai m'écarter un peu de la forme qui convient à cet écrit. Je le ferai néanmoins, d'abord parce que toute la question est là ensuite, parce que cela me fournira l'occasion d'exposer une loi économique de la plus haute importance et qui, bien comprise, me semble destinée à ramener à la science toutes ces sectes qui, de nos jours, cherchent dans le pays des chimères cette harmonie sociale qu'elles n'ont pu découvrir dans la nature. Je veux parler de la loi de la consommation, que l'on pourrait peut-être reprocherà

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