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Je demande si le droit de Propriété n'est pas un de ceux qui, bien loin de dériver de la loi positive, précèdent la loi et sont sa raison d'être.

Ce n'est pas, comme on pourrait le croire, une question subtile et oiseuse. Elle est immense, elle est fondamentale. Sa solution intéresse au plus haut degré la société, et l'on en sera convaincu, j'espère, quand j'aurai comparé, dans leur origine et par leurs effets, les deux systèmes en présence.

Les économistes pensent que la Propriété est un fait providentiel comme la Personne. Le Code ne donne pas l'existence à l'une plus qu'à l'autre. La Propriété est une conséquence nécessaire de la constitution de l'homme.

Dans la force du mot, l'homme nait propriétaire, parce qu'il naît avec des besoins dont la satisfaction est indispensable à la vie, avec des organes et des facultés dont l'exercice est indispensable à la satisfaction de ces besoins. Les facultés ne sont que le prolongement de la personne; la propriété n'est plus que le prolongement des facultés. Séparer l'homme de ses facultés, c'est le faire mourir; séparer l'homme du produit de ses facultés, c'est encore le faire mourir.

Il y a des publicistes qui se préoccupent beaucoup de savoir comment Dieu aurait dû faire l'homme; pour nous, nous étudions l'homme tel que Dieu l'a fait; nous constatons qu'il ne peut vivre sans pourvoir à ses besoins; qu'il ne peut pourvoir à ses besoins sans travail, et qu'il ne peut travailler s'il n'est pas sûr d'appliquer à ses besoins le fruit de son travail.

Voilà pourquoi nous pensons que la Propriété est d'institution divine, et que c'est sa sûreté ou sa sécurité qui est l'objet de la loi humaine.

Il est si vrai que la Propriété est antérieure à la lo1,

qu'elle est reconnue même parmi les sauvages qui n'ont pas de lois, ou du moins de lois écrites. Quand un sauvage a consacré son travail à se construire une hutte, personne ne lui en dispute la possession ou la Propriété. Sans doute, un autre sauvage plus vigoureux peut l'en chasser, mais ce n'est pas sans indigner et alarmer la tribu tout entière. C'est même cet abus de la force qui donne naissance à l'association, à la convention, à la loi, qui met la force publique au service de la Propriété. Donc la Loi naît de la Propriété, bien loin que la Propriété naisse de la Loi.

On peut dire que le principe de la propriété est reconnu jusque parmi les animaux. L'hirondelle soigne paisiblement sa jeune famille dans le nid qu'elle a construit par ses efforts.

La plante même vit et se développe par assimilation, par appropriation. Elle s'approprie les substances, les gaz, les sels qui sont à sa portée. Il suffirait d'interrompre ce phénomène pour la faire dessécher et périr.

De même l'homme vit et se développe par appropriation. L'appropriation est un phénomène naturel, providentiel, essentiel à la vie, et la propriété n'est que l'appropriation devenue un droit par le travail. Quand le travail a rendu assimilables, appropriables des substances qui ne l'étaient pas, je ne vois vraiment pas comment on pourrait prétendre que, de droit, le phénomène de l'appropriation doit s'accomplir au profit d'un autre individu que celui qui a exécuté le travail.

C'est en raison de ces faits primordiaux, conséquences nécessaires de la constitution même de l'homme, que la Loi intervient. Comme l'aspiration vers la vie et le développement peut porter l'homme fort à dépouiller l'homme faible, et à violer ainsi le droit du travail, il a été convenu que la force de tous serait consacrée à prévenir et réprimer la violence. La mission de la Loi est donc de faire res

pecter la Propriété. Ce n'est pas la Propriété qui est conventionnelle, mais la Loi.

Recherchons maintenant l'origine du système opposé. Toutes nos constitutions passées proclament que la Propriété est sacrée, ce qui semble assigner pour but à l'association commune le libre développement, soit des individualités, soit des associations particulières, par le travail. Ceci implique que la Propriété est un droit antérieur à la Loi, puisque la Loi n'aurait pour objet que de garantir la Propriété.

Mais je me demande si cette déclaration n'a pas été introduite dans nos chartes pour ainsi dire instinctivement, à titre de phraséologie, de lettre morte, et si surtout elle est au fond de toutes les convictions sociales.

Or, s'il est vrai, comme on l'a dit, que la littérature soit l'expression de la société, il est permis de concevoir des doutes à cet égard; carjamais, certes, les publicistes, après avoir respectueusement salué le principe de la propriété, n'ont autant invoqué l'intervention de la loi, non pour faire respecter la Propriété, mais pour modifier, altérer, transformer, équilibrer, pondérer et organiser la propriété, le crédit et le travail.

Or, ceci suppose qu'on attribue à la Loi, et par suite au Législateur, une puissance absolue sur les personnes et les propriétés.

Nous pouvons en être affligés, nous ne devons pas en être surpris.

Où puisons-nous nos idées sur ces matières et jusqu'à la notion du Droit ? Dans les livres latins, dans le droit romain.

Je n'ai pas fait mon droit, mais il me suffit de savoir que c'est là la source de nos théories, pour affirmer qu'elles sont fausses. Les Romains devaient considérer la Propriété comme un fait purement conventionnel, comme un produit,

comme une création artificielle de la Loi écrite. Évidemment, ils ne pouvaient, ainsi que le fait l'économie politique, remonter jusqu'à la constitution même de l'homme, et apercevoir le rapport et l'enchaînement nécessaires qui existent entre ces phénomènes : besoins, facultés, travail, propriété. C'eût été un contre-sens et un suicide. Comment eux, qui vivaient de rapine, dont toutes les propriétés étaient le fruit de la spoliation, qui avaient fondé leurs moyens d'existence sur le labeur des esclaves, comment auraient-ils pu,sans ébranler les fondements de leur société, introduire dans la législation cette pensée, que le vrai titre de la propriété, c'est le travail qui l'a produite? Non, ils ne pouvaient ni le dire ni le penser. Ils devaient avoir recours à cette définition empirique de la propriété, jus utendi et abutendi, définition qui n'a de relation qu'avec les effets, et non avec les causes, non avec les origines; car les origines, ils étaient bien forcés de les tenir dans l'ombre.

Il est triste de penser que la science du Droit, chez nous, au dix-neuvième siècle, en est encore aux idées que la présence de l'Esclavage avait dû susciter dans l'antiquité; mais cela s'explique. L'enseignement du Droit est monopolisé en France, et le monopole exclut le progrès.

Il est vrai que les juristes ne font pas toute l'opinion publique; mais il faut dire que l'éducation universitaire et cléricale prépare merveilleusement la jeunesse française à recevoir, sur ces matières, les fausses notions des juristes, puisque, comme pour mieux s'en assurer, elle nous plonge tous, pendant les dix plus belles années de notre vie, dans cette atmosphère de guerre et d'esclavage qui enveloppait et pénétrait la société romaine.

Ne soyons donc pas surpris de voir se reproduire, dans le dix-huitième siècle, cette idée romaine que la propriété est un fait conventionnel et d'institution légale; que, bien loin que la Loi soit un corollaire de la Propriété, c'est la Pro

priété qui est un corollaire de la Loi. On sait que, selon Rousseau, non-seulement la propriété, mais la société tout entière était le résultat d'un contrat, d'une invention née dans la tête du Législateur.

« L'ordre social est un droit sacré qui sert de base à << tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la « nature. Il est donc fondé sur les conventions. »

Ainsi, le droit qui sert de base à tous les autres est purement conventionel. Donc la propriété, qui est un droit postérieur, est conventionnelle aussi. Elle ne vient pas de la nature.

Robespierre était imbu des idées de Rousseau. Dans ce que dit l'élève sur la propriété, on reconnaîtra les théories et jusqu'aux formes oratoires du maître.

<< Citoyens, je vous proposerai d'abord quelques articles <«< nécessaires pour compléter votre théorie de la propriété. « Que ce mot n'alarme personne. Ames de boue, qui n'es<< timez que l'or, je ne veux pas toucher à vos trésors,

quelque impure qu'en soit la source..... Pour moi, j'ai« merais mieux être né dans la cabane de Fabricius que « dans le palais de Lucullus, etc., etc. »>

Je ferai observer ici que, lorsqu'on analyse la notion de propriété, il est irrationnel et dangereux de faire de ce mot le synonyme d'opulence, et surtout d'opulence mal acquise. La chaumière de Fabricius est une propriété aussi bien que le palais de Lucullus. Mais qu'il me soit permis d'appeler l'attention du lecteur sur la phrase suivante, qui renferme tout le système :

<«< En définisant la liberté, ce premier besoin de l'homme, le plus sacré des droits qu'il tient de la nature, nous avons dit avec raison qu'elle avait pour limite le droit d'autrui. Pourquoi n'avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois éter

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