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Ce que nous devons désirer encore, c'est que l'intelligence humaine s'affaiblisse et s'éteigne; car, tant qu'elle vit, elle cherche incessamment à augmenter le rapport de la fin au moyen et du produit à la peine. C'est même en cela, et exclusivement en cela, qu'elle consiste.

Ainsi, le Sisyphisme est la doctrine de tous les hommes. qui ont été chargés de nos destinées industrielles. Il ne serait pas juste de leur en faire un reproche. Ce principe ne dirige les ministères que parce qu'il règne dans les Chambres; il ne règne dans les Chambres que parce qu'il y est envoyé par le corps électoral, et le corps électoral n'en est imbu que parce que l'opinion publique en est saturée.

A

Je crois devoir répéter ici que je n'accuse pas des hommes tels que MM. Bugeaud, Dupin, Saint-Cricq, d'Argout, d'être absolument, et en toutes circonstances, Sisyphistes. coup sûr ils ne le sont pas dans leurs transactions privées; à coup sûr chacun d'entre eux se procure par voie d'échange ce qu'il lui en coûterait plus cher de se procurer par voie de production directe. Mais je dis qu'ils sont Sisyphistes lorsqu'ils empêchent le pays d'en faire autant 1.

IV. ÉGALISER LES CONDITIONS DE PRODUCTION.

On dit... mais, pour n'être pas accusé de mettre des sophismes dans la bouche des protectionnistes, je laisse parler un de leurs plus vigoureux athlètes.

« On a pensé que la protection devait être chez nous. simplement la représentation de la différence qui existe entre le prix de revient d'une denrée que nous produisons

Voyez sur le même sujet, le chapitre xvi de la seconde Série des Sophismes et le chapitre vi des Harmonies économiques.

(Note de l'éditeur.)

et le prix de revient de la denrée similaire produite chez nos voisins... Un droit protecteur calculé sur ces bases ne fait qu'assurer la libre concurrence... ; la libre concurrence n'existe que lorsqu'il y a égalité de condition et de charges. Lorsqu'il s'agit d'une course de chevaux, on pèse le fardeau que doit supporter chacun des coureurs, et on égalise les conditions; sans cela, ce ne sont plus des concurrents. Quand il s'agit de commerce, si l'un des vendeurs peut livrer à meilleur marché, il cesse d'être concurrent et devient monopoleur... Supprimez cette protection représentative de la différence dans le prix de revient, dès. lors l'étranger envahit votre marché et le monopole lui est acquis1. >>

<< Chacun doit vouloir pour lui, comme pour les autres, que la production du pays soit protégée contre la concurrence étrangère, toutes les fois que celle-ci pourrait fournir les produits à plus bas prix 2. »

Cet argument revient sans cesse dans les écrits de l'école protectionniste. Je me propose de l'examiner avec soin, c'est-à-dire que je réclame l'attention et même la patience du lecteur. Je m'occuperai d'abord des inégalités qui tiennent à la nature, ensuite de celles qui se rattachent à la diversité des taxes.

Ici, comme ailleurs, nous retrouvons les théoriciens de la protection placés au point de vue du producteur, tandis que nous prenons en main la cause de ces malheureux consommateurs dont ils ne veulent absolument pas tenir compte. Ils comparent le champ de l'industrie au turf. Mais, au turf, la course est tout à la fois moyen et but. Le public ne prend aucun intérêt à la lutte en dehors de la lutte ellemême. Quand vous lancez vos chevaux dans l'unique but de savoir quel est le meilleur coureur, je conçois que vous

1 M. le vicomte de Romanet.

2 Mathieu de Dombasle.

égalisiez les fardeaux. Mais si vous aviez pour but de faire parvenir au poteau une nouvelle importante et pressée, pourriez-vous, sans inconséquence, créer des obstacles à celui qui vous offrirait les meilleures conditions de vitesse? C'est pourtant là ce que vous faites en industrie. Vous oubliez son résultat cherché, qui est le bien-être ; vous en faites abstraction, vous le sacrifiez même par une véritable pétition de principes.

Mais puisque nous ne pouvons amener nos adversaires a notre point de vue, plaçons-nous au leur, et examinons la question sous le rapport de la production.

Je chercherai à établir:

1° Que niveler les conditions du travail, c'est attaquer l'échange dans son principe;

2° Qu'il n'est pas vrai que le travail d'un pays soit étouffé par la concurrence des contrées plus favorisées;

3° Que, cela fût-il exact, les droits protecteurs n'égalisent pas les conditions de production;

4° Que la liberté nivelle ces conditions autant qu'elles peuvent l'être;

5o Enfin, que ce sont les pays les moins favorisés qui gagnent le plus dans les échanges.

I. Niveler les conditions du travail, ce n'est pas seulement gêner quelques échanges, c'est attaquer l'échange dans son principe, car il est fondé précisément sur cette diversité, ou, si on l'aime mieux, sur ces inégalités de fertilité, d'aptitudes, de climats, de température, que vous voulez effacer. Si la Guyenne envoie des vins à la Bretagne, et la Bretagne des blés à la Guyenne, c'est que ces deux provinces sont placées dans des conditions différentes de production. Y a-t-il une autre loi pour les échanges internationaux? Encore une fois, se prévaloir contre eux des inégalités de conditions qui les provoquent et les expli

quent, c'est les attaquer dans leur raison d'être. Si les protectionnistes avaient pour eux assez de logique et de puissance, ils réduiraient les hommes, comme des colimaçons, à l'isolement absolu. Il n'y a pas, du reste, un de leurs sophismes qui, soumis à l'épreuve de déductions rigoureuses, n'aboutisse à la destruction et au néant.

II. Il n'est pas vrai, en fait, que l'inégalité des conditions entre deux industries similaires entraîne nécessairement la chute de celle qui est la moins bien partagée. Au turf, si un des coursiers gagne le prix, l'autre le perd; mais quand deux chevaux travaillent à produire des utilités, chacun en produit dans la mesure de ses forces, et de ce que le plus vigoureux rend plus de services, il ne s'ensuit pas que le plus faible n'en rend pas du tout. On cultive du froment dans tousles départements de la France, quoiqu'il y ait entre eux d'énormes différences de fertilité ; et si par hasard il en est un qui n'en cultive pas, c'est qu'il n'est pas bon, même pour lui, qu'il en cultive. De même, l'analogie nous dit que, sous le régime de la liberté, malgré de semblables différences, on produirait du froment dans tous les royaumes de l'Europe, et s'il en était un qui vînt à renoncer à cette culture, c'est que, dans son intérêt, il trouverait à faire un meilleur emploi de ses terres, de ses capitaux et de sa main-d'œuvre. Et pourquoi la fertilité d'un département ne paralyse-t-elle pas l'agriculteur du département voisin moins favorisé? Parce que les phénomènes économiques ont une souplesse, une élasticité et, pour ainsi dire, des ressources de nivellement qui paraissent échapper entièrement à l'école protectionniste. Elle nous accuse d'être systématiques; mais c'est elle qui est systématique au suprême degré, si l'esprit de système consiste à échafauder des raisonnements sur un fait et non sur l'ensemble des faits. - Dans l'exemple ci-dessus, c'est la différence dans la valeur des terres qui compense la

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différence de leur fertilité. Votre champ produit trois fois plus que le mien. Oui; mais il vous a coûté dix fois davantage, et je puis encore lutter avec vous. Voilà tout le mystère. Et remarquez que la supériorité sous quelques rapports amène l'infériorité à d'autres égards.- C'est précisément parce que votre sol est plus fécond qu'il est plus cher, en sorte que ce n'est pas accidentellement, mais nécessairement que l'équilibre s'établit ou tend à s'établir; et peut-on nier que la liberté ne soit le régime qui favorise le plus cette tendance?

J'ai cité une branche d'agriculture; j'aurais pu aussi bien citer une branche d'industrie. Il y a des tailleurs à Quimper, et cela n'empêche pas qu'il n'y en ait à Paris, quoique ceux-ci payent bien autrement cher leur loyer, leur ameublement, leurs ouvriers et leur nourriture. Mais aussi ils ont une bien autre clientèle, et cela suffit nonseulement pour rétablir la balance, mais encore pour la faire pencher de leur côté.

Lors donc qu'on parle d'égaliser les conditions du travail, il faudrait au moins examiner si la liberté ne fait pas ce qu'on demande à l'arbitraire.

Ce nivellement naturel des phénomènes économiques est si important dans ia question et, en même temps, si propre à nous faire admirer la sagesse providentielle qui préside au gouvernement égalitaire de la société, que je demande la permission de m'y arrêter un instant.

Messieurs les protectionnistes, vous dites: Tel peuple a sur nous l'avantage du bon marché de la houille, du fer, des machines, des capitaux ; nous ne pouvons lutter avec lui.

Cette proposition sera examinée sous d'autres aspects. Quant à présent, je me renferme dans la question, qui est de savoir si, quand une supériorité et une infériorité sont en présence, elles ne portent pas en elles-mêmes, celles-ci

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