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C'est là une opinion fort accréditée.

« Plus les matières premières sont abondantes, dit la << pétition de Bordeaux, plus les manufactures se multiplient et prennent d'essor. »

« Les matières premières, dit-elle ailleurs, laissent une « étendue sans limite à l'œuvre des habitants des pays où «< elles sont importées. >>

« Les matières premières, dit la pétition du Havre, étant « les éléments du travail, il faut les soumettre à un régime « différent et les admettre de suite au taux le plus faible. »

La même pétition veut que la protection des objets fabriqués soit réduite non de suite, mais dans un temps indéterminé; non au taux le plus faible, mais à 20 p. 100.

« Entre autres articles dont le bas prix et l'abondance << sont une nécessité, dit la pétition de Lyon, les fabricants «< citent toutes les matières premières. »

Tout cela repose sur une illusion.

Nous avons vu que toute valeur représente du travail. Or, il est très-vrai que le travail manufacturier décuple, centuple quelquefois la valeur d'un produit brut, c'est-à-dire répand dix fois, cent fois plus de profits dans la nation. Dès lors on raisonne ainsi : La production d'un quintal de fer ne fait gagner que 15 francs aux travailleurs de toutes classes. La conversion de ce quintal de fer en ressorts de montres élève leurs profits à 10,000 francs; et oserez-vous dire que la nation n'est pas plus intéressée à s'assurer pour 10,000 francs que pour 15 francs de travail ?

On oublie que les échanges internationaux, pas plus que les échanges individuels, ne s'opèrent au poids ou à la mesure. On n'échange pas un quintal de fer brut contre un quintal de ressorts de montre, ni une livre de laine en suint contre une livre de laine en cachemire; mais bien une certaine valeur d'une de ces choses contre une valeur égale d'une autre. Or, troquer valeur égale contre valeur égale,

c'est troquer travail égal contre travail égal. Il n'est donc pas vrai que la nation qui donne pour 100 francs de tissus ou de ressorts gagne plus que celle qui livre pour 100 francs de laine ou de fer.

Dans un pays où aucune loi ne peut être votée, aucune contribution établie qu'avec le consentement de ceux que cette loi doit régir ou que cet impôt doit frapper, on ne peut voler le public qu'en commençant par le tromper. Notre ignorance est la matière première de toute extorsion qui s'exerce sur nous, et l'on peut être assuré d'avance que tout sophisme est l'avant-coureur d'une spoliation. - Bon public, quand tu vois un sophisme dans une pétition, mets la main sur ta poche, car c'est certainement là que l'on vise.

Voyons donc quelle est la pensée secrète que messieurs les armateurs de Bordeaux et du Havre et messieurs les manufacturiers de Lyon enveloppent dans cette distinction entre les produits agricoles et les objets manufacturés?

<< C'est principalement dans cette première classe (celle qui comprend les matières premières, vierges de tout travail humain) que se trouve, disent les pétitionnaires de Bordeaux, le principal aliment de notre marine marchande... En principe, une sage économie exigerait que cette classe ne fût pas imposée... La seconde (objets qui ont reçu une préparation), on peut la charger. La troisième (objets auxquels le travail n'a plus rien à faire), nous la considérons comme la plus imposable. »

« Considérons, disent les pétitionnaires du Havre, qu'il est indispensable de réduire de suite au taux le plus bas les matières premières, afin que l'industrie puisse successivement mettre en œuvre les forces navales qui lui fourniront ses premiers et indispensables moyens de travail... »

Les manufacturiers ne pouvaient pas demeurer en reste de politesse envers les armateurs. Aussi, la pétition de Lyon demande-t-elle la libre introduction des matières

premières, « pour prouver, y est-il dit, que les intérêts des villes manufacturières ne sont pas toujours opposés à ceux des villes maritimes. >>

Non; mais il faut dire que les uns et les autres, entendus comme font les pétitionnaires, sont terriblement opposés aux intérêts des campagnes, de l'agriculture et des consommateurs.

Voilà donc, messieurs, où vous vouliez en venir ! Voilà le but de vos subtiles distinctions économiques! Vous voulez que la loi s'oppose à ce que les produits achevés traversent l'Océan, afin que le transport beaucoup plus coûteux des matières brutes, sales, chargées de résidus, offre plus d'aliment à votre marine marchande, et mette plus largement en œuvre vos forces navales. C'est là ce que vous appelez une sage économie.

Eh! que ne demandez-vous aussi qu'on fasse venir les sapins de Russie avec leurs branches, leur écorce et leurs racines; l'or du Mexique à l'état de minerai; et les cuirs de Buénos-Ayres encore attachés aux ossements de cadavres infects?

Bientôt, je m'y attends, les actionnaires des chemins de fer, pour peu qu'ils soient en majorité dans les chambres, feront une loi qui défende de fabriquer à Cognac l'eau-devie qui se consomme à Paris. Ordonner législativement le transport de dix pièces de vin pour une pièce d'eau-de-vie, ne serait-ce pas à la fois fournir à l'industrie parisienne l'indispensable aliment de son travail, et mettre en œuvre les forces des locomotives?

Jusques à quand fermera-t-on les yeux sur cette vérité si simple?

L'industrie, les forces navales, le travail, ont pour but le bien général, le bien public; créer des industries inutiles, favoriser des transports superflus, alimenter un travail surnuméraire, non pour le bien du public, mais aux dépens du

public, c'est réaliser une véritable pétition de principe. Ce n'est pas le travail qui est soi-même une chose désirable, c'est la consommation: tout travail sans résultat est une perte. Payer des marins pour porter à travers les mers d'inutiles résidus, c'est comme les payer pour faire ricocher des cailloux sur la surface de l'eau. Ainsi nous arrivons à ce résultat, que tous les sophismes économiques, malgré leur infinie variété, ont cela de commun qu'ils confondent le moyen avec le but, et développent l'un aux dépens de l'autre1.

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Quelquefois le sophisme se dilate, pénètre tout le tissu d'une longue et lourde théorie. Plus souvent il se comprime, il se resserre, il se fait principe, et se cache tout entier dans un mot.

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Dieu nous garde, disait Paul-Louis, du malin et de la métaphore! Et, en effet, il serait difficile de dire lequel des deux verse le plus de maux sur notre planète. C'est le démon, dites-vous; il nous met à tous, tant que nous sommes, l'esprit de spoliation dans le cœur. Oui, mais il laisse entière la répression des abus par la résistance de ceux qui en souffrent. C'est le sophisme qui paralyse cette résistance. L'épée que la malice met aux mains des assaillants serait impuissante si le sophisme ne brisait pas le bouclier aux bras des assaillis; et c'est avec raison que Malebranche a inscrit sur le frontispice de son livre cette sentence: L'erreur est la cause de la misère des hommes.

Et voyez ce qui se passe. Des ambitieux hypocrites auront un intérêt sinistre, comme, par exemple, à semer dans le

1 Voy., au premier volume, l'opuscule de 1834, intitulé: Réflexions sur les Pétitions de Bordeaux, le Havre, etc. (Note de l'éditeur.)

public le germe des haines nationales. Ce germe funeste pourra se développer, amener une conflagration générale, arrêter la civilisation, répandre des torrents de sang, attirer sur le pays le plus terrible des fléaux, l'invasion. En tous cas, et d'avance, ces sentiments haineux nous abaissent dans l'opinion des peuples et réduisent les Français qui ont conservé quelque amour de la justice à rougir de leur patrie. Certes ce sont là de grands maux; et pour que le public se garantît contre les menées de ceux qui veulent lui faire courir de telles chances, il suffirait qu'il en eût la claire vue. Comment parvient-on à la lui dérober? Par la métaphore. On altère, on force, on déprave le sens de trois ou quatre mots, et tout est dit.

Tel est le mot invasion lui-même.

Un maître de forges français dit: Préservons-nous de l'invasion des fers anglais. Un landlord anglais s'écrie: Repoussons l'invasion des blés français ! Et ils proprosent d'élever des barrières entre les deux peuples. Les barrières constituent l'isolement, l'isolement conduit à la haine, la haine à la guerre, la guerre à l'invasion. — Qu'importe? disent les deux sophistes; ne vaut-il pas mieux s'exposer à une invasion éventuelle que d'accepter une invasion certaine ? Et les peuples de croire, et les barrières de persister.

Et pourtant quelle analogie y a-t-il entre un échange et une invasion? Quelle similitude est-il possible d'établir entre un vaisseau de guerre qui vient vomir sur nos villes le fer, le feu et la dévastation, et un navire marchand qui vient nous offrir de troquer librement, volontairement, des produits contre des produits?

J'en dirai autant du mot inondation. Ce mot se prend ordinairement en mauvaise part, parce qu'il est assez dans les habitudes des inondations de ravager les champs et les moissons. Si, pourtant, elles laissaient sur le sol une

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