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au nombre de nos plus beaux jours, j'ai marqué presque tous mes instans par de tristes méprises; passionné pour les plaisirs de cet âge, je ne voulois qu'en jouir, je me plongeois dans une folle ivresse; et comme elle ne pouvoit durer toujours, rendu à moimême, je n'étois point heureux. Les jalou sies, les trahisons, l'inconstance, des prodigalités et des besoins, l'épuisement des forces et de la santé, des souvenirs cruels, des repentirs amers, m'apprirent trop tard qu'on peut payer bien cher quelques momens de joie, de ris et de plaisirs. La joie est passagère, m'écriai-je alors, et le rire est trompeur (1)!

D'autres illusions, non moins dangereuses encore, prirent la place de celles qui m'avoient égaré. La fortune sembloit s'offrir à réparer mes pertes, et à me rendre plus de biens que je n'en avois dissipé : je vis des riches, et je fus detrompé. L'un d'eux m'ouvrit son coeur: Vous êtes témoin, me dit-il un jour, de cet éclat de luxe et d'opulence qui brille autour de moi; des parasites, des flatteurs, assis à ma table, en-> vient mon sort, me félicitent de ma prospérité ; et je suis dévoré de chagrins et

(1) Voltaire, Discours en vers sur l'égalité des conditions.

d'ennui. Nageant dans l'abondance, ne refusant rien à mes passions et à mes caprices, j'éprouve tous les dégoûts de la satiété; je ne sens plus rien, que le mal-aise ou la douleur; je ne jouis plus de rien, pour avoir trop joui. Une sorte de consomption me mine insensiblement; mes nerfs, devenus irritables à l'excès, me font souffrir des douleurs aiguës: ah ! que je consentirois de tout mon cœur à perdre un de mes membres, et à me retrouver dans cet état de contentement et de vigueur que j'éprouvois au sein de la médiocrité ! Étonné de cet aveu, j'en fis part le même jour, sans nommer celui qui me l'avoit fait, à un autre homme presqu'aussi riche que le premier; ct combien redoubla ma surprise, lorsqu'il me tint le même langage (1).

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La soif des grandeurs devint bientôt mon unique passion. Je portois en moi le germe de cette ambition démesurée, dans un âge peu fait pour la connoître : il se développa, dès la première lueur d'espérance, avec une force et une rapidité que rien ne sembloit capable d'arrêter. Je vis de plus près des hommes en place, je vis des Grands; ils

(1) Je ne cite ce fait que parce qu'il m'est arrivé, et qu'il m'a trop vivement frappé, pour que j'aie pu jamais l'oublier.

portoient sur leur front le calme et la sérénité; et dans leur commerce intime, je les vis rongés de soucis, entourés de rivaux, craignant toujours de perdre le crédit et la faveur qui les avoient élevés, craignant d'être précipités du haut rang où la souplesse et l'intrigue les avoient fait monter, et ne le considérant toutefois que comme un degré pour parvenir à de nouveaux honneurs. Je les vis toujours insatiables, toujours tourmentés de nouvelles inquiétudes et de nouveaux désirs; lorsque tout-à-coup l'abîme s'ouvrit sous leurs pas, et, dans leur chûte honteuse et subite, ne leur laissa, de leur grandeur passée, que l'idée d'un songe, que celle de l'affreuse nullité à laquelle ils se trouvoient réduits, et qu'un sentiment concentré; celui du désespoir (1).

J'ai vu dans la suite des tems un spectacle bien plus frappant, une grande révolution détruire, anéantir tout-à-coup richesses, honneurs, dignités, rang suprême, briser sceptre et couronne, engloutir des familles, des générations entières, faire dis

(1) Que ces vers de la Fontaine sont pleins de vérité !

Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux.
Ces deux divinités n'accordent à nos vœux

Que des biens incertains, qu'un plaisir peu tranquille :
Des soucis dévorans c'est l'éternel asile.

paroître jusqu'aux plus précieux monumens, jusqu'aux tombeaux de nos ancêtres, et ne nous laisser, pour tout bien, que des ruines. J'ai vu les chefs et les agens de cette révolution à jamais mémorable, des hommes avides de prééminence, ou dévorés de la soif de l'or, et qui, sous prétexte de tout faire pour le peuple, avoient tout fait pour eux-mêmes ; je les ai vus, après s'être joués de la vie de leurs semblables et du bonheur de tous, après avoir fait couler à grands flots le sang le plus pur, tomber et se précipiter les uns sur les autres. J'ai vu tous ces évènemens divers; et j'ai dit, avec un ancien Poëte; ô soins des mortels insensés! -ô néant des choses humaines (1)! Je me suis dit avec le Sage, celui qui plus qu'aucun mortel avoit joui de tout: vanité des vanités! tout n'est donc que vanité!

Mais dans ces grandes vicissitudes, dans cette inconstance de toutes les choses passagères et périssables, comment oserai-je encore, mes amis, vous parler du bonheur?

(1) O curas hominum! ó quantùm est in rebus inane! PERS. Sat. I, vers. I.

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CHAPITRE II.

On cherche le bonheur où il n'est pas. Idée du vrai bonheur.

Le bonheur n'est-il donc en effet qu'une brillante chimère ! Celui qui a gravé dans le fond de notre ètre ce désir invincible d'être heureux, ne l'y a-t-il imprimé que pour mettre en action, que pour développer toutes nos facultés, sans que jamais rien puisse le satisfaire et remplir notre cœur. Non, la vérité suprême, la souveraine sagesse ne conduit pas les hommes au but qu'elle se propose par la voie de l'illusion et du mensonge. Peut-être, il est vrai, n'a-t-elle pas voulu que nous fussions parfaitement heureux dans cette courte vie; peut-être a-t-elle eu dessein de ne nous offrir sur la terre que comme une légère ébauche de cette félicité qu'elle nous réserve dans un autre séjour: mais du moins, si, par la route qu'elle nous trace, nous tendons de jour en jour à nous en rapprocher, elle ne trompera point notre espoir, et ce penchant qu'elle nous a donné ; elle ne rendra pas nos efforts inutiles; nous éprouverons même ici-bas l'avant-goût, les prémices de ce bonheur parfait, auquel, malgré nos

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