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LE CENSEUR.

N. 3.

LETTRE

AU MINISTRE DE L'INTÉRIEUR,

SUR LA LIBERTÉ DE LA PRESSE, CONSIDÉRÉE DANS SES RAPPORTS AVEC LA LIBERTÉ CIVILE ET POLITIQUE.

La liberté de la presse doit-elle être maintenue, faut-il au contraire rétablir la censure?

Si cette question avait été proposée, il y a trois jours, à un homme sage et ami de son pays, j'ose croire, Monseigneur, qu'il se serait abstenu de l'examiner, ou que du moins il se serait bien gardé d'en rendre l'examen public. Il ne convient pas, aurait-il dit, de supposer qu'un des droits les plus sacrés du peuple, celui sans lequel l'exercice de tous les autres sera toujours précaire, puisse être présenté comme douteux. La constitution vient de naître; nous devons en respecter jusqu'aux imperfections, TOME Ier.

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et nous interdire toute discussion qui pourrait faire penser qu'il est possible de la détruire.

Mais si cet homme avait connu la situation actuelle des esprits, et qu'il eût été appelé à l'honneur d'éclairer le prince sur ses intérêts et sur ceux de la France, il aurait repoussé bien loin de lui le désir de porter atteinte à un ouvrage qui désormais doit être sacré ; il lui aurait fait sentir que, trompés pendant vingt années par tous les Gouvernemens, les Français étaient devenus soupçonneux et méfians; que, quelles que fussent et la grandeur de son ame, et la pureté de ses intentions, il deviendrait suspect à la France, dès qu'elle croirait le voir marcher sur les traces de cet homme qui ne présenta une charte constitutionnelle aux Français, que pour s'emparer avec plus de facilité des rênes du Gouvernement, et qui la renversa dès qu'il se crut affermi sur le trône ; enfin, il lui aurait fait entendre qu'il se perdrait infailliblement, si, comme cet insensé il croyait consolider sa puissance en sapant les lois qui en faisaient l'unique fondement.

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A ces considérations générales, et si l'intérêt du ministre n'eût pas fait taire le citoyen, il en aurait ajouté de plus puissantes encore, pour l'engager à respecter particulièrement la liberté de la presse. Il lui aurait rappelé qu'après la chute du Gouvernement impérial, le sénat n'avait cru pouvoir calmer l'inquiétude et l'agitation qui commençaient à se manifester dans les esprits, qu'en proclamant les bases d'une nouvelle charte constitutionnelle; que

la faculté donnée à tous les Français, de rendre leurs opinions publiques, par la voie de l'impression, et sans aucune censure préalable, avait été donnée comme la première de ces bases; et que le projet de constitution, présenté par le Gouvernement provisoire, et adopté par tous les corps de l'Etat, avait garanti à tous les citoyens le libre exercice de cette faculté.

Vous-même, lui aurait-il dit, vous avez cru ne devoir pénétrer dans le sein de la France, qu'après nous avoir donné la même garantie; cette garantie, vous l'avez confirmée par une charte constitutionnelle, à laquelle vous avez publiquement juré d'être fidèle : il ne serait donc pas prudent de tromper l'attente des Français, et de présenter un projet de loi pour rétablir la censure. Ce projet, proscrit d'avance par la décision la plus expresse de tous les corps de l'Etat, serait repoussé par la Nation entière, et peutêtre aurait-il pour effet de faire considérer aux esprits soupçonneux toutes vos promesses comme autant d'actes de duplicité dont l'objet était de soumettre la France à un joug plus humiliant encore que celui dont elle vient d'être délivrée.

Vous savez comme nous, Sire, que la loi ne

peut être que l'expression de la volonté générale, et que tout acte tendant à comprimer cette volonté, serait considéré comme un acte de violence et de despotisme. Si, dans un moment où la fermentation des esprits se manifeste d'une manière si peu rassurante pour les amis de l'ordre, vous vous aliénez,

par des actes de cette nature, les hommes sages et éclairés qui peuvent seuls, par la force de leur. exemple, imposer silence aux mécontens et maintenir la paix publique, il sera plus facile de prévoir les désordres dans lesquels nous serons entraînés, qu'il ne le sera d'en arrêter les suites.

Méfiez-vous de ces hommes lâches qui se sont successivement vendus à tous les gouvernemens, et qui viennent vous jurer fidélité sous la livrée même du dernier maître qu'ils ont trahi; méfiez-vous aussi de ces hommes qui ne cherchent qu'à surprendre votre bonne foi, pour abuser impunément de l'autorité que vous leur aurez confiée: dans la crainte que du milieu de la foule, il ne s'élève quelque voix pour les accuser, ils voudront vous obliger à condamner au silence la nation toute entière; heureux, si, pour vous prouver la nécessité de la censure, ils ne fabriquent pas dans les ténèbres des libelles contre vous, et s'ils ne cherchent pas ensuite

à les faire tomber dans vos mains! Dans la crainte de perdre les faveurs du chef de notre dernier gouvernement, ils lui ont constamment caché la vérité, et ils l'ont perdu pour faire fortune: soyez bien convaincu qu'ils vous la dissimuleront avec le même soin, et qu'ils vous perdront également si cela peut les arranger.

Telles sont, monseigneur, les raisons qu'aurait pu donner au prince, pour le détourner du projet de demander le rétablissement de la censure, un homme sage et éclairé comme vous, qui aurait

vœux que

mieux connu l'opinion publique, et le danger qu'il y a d'accroître les alarmes d'une classe fort nombreuse de citoyens, que la suppression de la liberté de la presse va livrer sans défense à la vengeance de leurs ennemis. Mais vous n'avez pas connu les forment les Français, car vous ne les auriez pas méprisés. Vous mettez donc en question. ceux de nos droits qui nous paraissaient les plus inviolables, et vous nous obligez à combattre encore pour la défense de notre liberté : combat pénible pour des hommes qui sentent la nécessité de soutenir le Gouvernement, dans le moment même où il paraît ne s'occuper qu'à nous forger des chaînes!

Il faut donc l'examiner, cette fameuse question si long-temps agitée et si souvent résolue; il faut savoir si les agens du Gouvernement, qui seuls peuvent avoir le désir et la force de devenir oppresseurs, seront aussi les seuls qui auront le droit d'élever la voix pour se plaindre; il faut savoir si des hommes qui sont toujours prêts à franchir les limites que les lois mettent à leur autorité, et qui les franchissent publiquement, lors même que tous les citoyens ont la faculté de les dénoncer, seront beaucoup plus retenus, quand la Nation toute entière sera condamnée au silence; il faut savoir si les Français seront bien éclairés sur le choix qu'ils doivent faire de leurs représentans, quand ils n'apprendront ce qui se passe dans des assemblées prétendues publiques (1), que par l'organe de ceux qui se croient

(1) Les tribunes de la salle dans laquelle la chambre

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