>> Un banqueroutier, dis-je aussitôt en moimême, un marchand ruiné, que rien n'engage à mon secret, et qui n'ignore point qu'en me livrant à mes ennemis, il peut recevoir, à une seule fois, non-seulement de quoi réparer ses pertes, mais de quoi se mettre dans un état à n'avoir jamais besoin de commerce ni de travail ! Quel compagnon de voyage ai-je là ! >> Je n'eus pourtant garde de rien laisser transpirer de mes craintes. Un simple soupçon a souvent fait des traîtres, et plus souvent une apparence de confiance a étouffé des desseins de trahison; mais cette précaution était inutile avec ce bon homme. Son zèle pour moi lui donnait des sentimens qui auraient dû me rassurer, si j'avais pu les voir dans le fond de son âme. » Les deux autres étaient, ce qu'on appelle en Allemagne, des sznapans. Ils étaient mieux instruits que le premier, des routes du pays; mais, si jamais la nature avait fait germer en eux quelques sentimens d'honneur, il n'était pas possible de les démêler à travers la brutalité de leur instinct, et la férocité de leurs manières. >> Je passai le reste de la nuit couché sur un banc, et la tête appuyée sur le marchand, qui était le seul à qui il me fût plus aisé de parler, à cause qu'il entendait le polonais parfaitement. >> Le lundi matin, 28, je sortis de la chambre, et je fixai mes regards sur Dantziek qu'on ne cessait de bombarder. Mes entrailles, depuis long-temps émues sur cette ville infortunée, le furent bien davantage dans le point de vue d'où je la considérais. Voilà donc, disais-je en moimême, voilà la récompense de sa fidélité! Peutêtre, dès ce jour, elle va passer aux mains de nos ennemis, et se racheter des malheurs qu'elle ne peut plus soutenir, par de nouveaux malheurs qui mettront le comble à sa misère. >> Le triste sort des amis que j'y avais laissés, qu'on allait forcer, le glaive à la main, de se déclarer contre moi, me pénétra d'une douleur si vive, que je me vis près d'y succomber. En vain je rappelais mes forces, elles m'avaient abandonné. Je n'étais plus cet homme endurci aux chagrins, accoutumé aux di grâces. Heureusement mes larmes me dérobèrent un objet si sensible; et, revenant un peu à moi, j'élévai les mains au ciel, et le priai de ne point m'abandonner dans cet état de langueur et d'affaiblissement, dont je n'étais plus le maître. >> Je rentrais dans la cabane, lorsque tout-àcoup j'entendis une décharge générale de toutes les batteries du camp et de la flotte des ennemis. Je crus aussitôt que c'était en réjouissance de la résolution que la ville avait prise de se rendre, et qu'elle avait dû annoncer la veille au comte de Munick, général des Moscovites, mais mon cœur se serra de nouveau. Moins touché de mes propres dangers, que des malheurs que ces marques de joie annonçaient à ma patrie, et dont elles étaient comme le signal, je restai quelque temps immobile et presque privé de sentiment. Le général Steinflicht fit tous ses efforts pour me rappeler à moi. Il venait de préparer un dîné fort peu propre, comme l'on peut juger, à contenter le goût, mais qui aurait pu du moins appaiser ma faim, si mes chagrins m'eussent permis de la satisfaire. : >> Je dois dire ici ce que j'ai appris depuis peu, c'est que, ce même jour et à la même heure, les seigneurs polonais vinrent chez l'ambassadeur, où ils croyaient que j'avais passé la nuit; ne me voyant point paraître, ils s'imaginèrent que j'étais malade; car ils savaient que j'étais dans l'habitude de me lever de fort grand matin. L'ambassadeur ne cessait de leur dire que j'avais commencé fort tard à reposer. Pour les tromper plus sûrement, il les priait de faire le moins de bruit qu'ils pour-raient dans les appartemens. Il leur parlait de la sorte, lorsqu'il entendit le bruit d'artillerie dont je viens de parler: n'ayant dans l'esprit d'autre idée que celle de ma sortie, il ne douta point que ce signe de réjouissance n'en fût un de la perte de ma liberté; et, par un mouvement dont il ne fut pas le maître, il s'écria : O Dieu! le roi est donc pris! Ces mots, qu'il aurait voulu, un moment après, n'avoir pas prononcés, révélèrent le secret dont il était seul dépositaire. Je n'étais cependant qu'à un quart de lieue de la ville, et malheureusement encore sous les yeux, et, pour ainsi dire, sous la main de mes ennemis. » Je ne puis assez louer la prudence ordinaire de ce ministre, qui, ayant l'art de pénétrer dans les cœurs, avait pareillement celui de rester toujours lui-même impénétrable; mais ce pourrait être ici une leçon pour les personnes revêtues de son caractère, d'être plus en garde qu'il ne le fut, dans cette occasion, contre la vivacité du tempérament, ou, si l'on veut, contre une pareille irruption de zèle; car, dans le fond, ce n'était que du zèle. De quelque part que vint cette faute, c'en était une néanmoins: aussi, peu de momens après, le bruit de ma retraite fut répandu dans toute la ville, et jusque dans le camp des Russes et des Saxons. >> Les Dantzickois furent extrêmement alarmés de cette décharge de mousqueterie. Ceux | d'entre eux qui étaient au fait des réjouissances militaires, s'aperçurent bientôt que c'en était une; mais ils étaient en petit nombré, et ils n'en : savaient pas le sujet : les uns croyaient que c'était à l'occasion d'une victoire remportée par les impériaux sur les Français et leurs alliés en Italie; d'autres, que les Russes avaient coutume de célébrer l'anniversaire de la bataille de Pultawa arrivée à pareil jour; quelques-uns, que la fête de Saint-Pierre, qui était le lendemain, pouvait y donner lieu; ou que peut-être on annonçait l'arrivée de l'électeur de Saxe au camp des Moscovites qui l'attendaient depuis longtemps. La populace pensait différemment; elle s'imagina que c'était un assaut général que les Russes, secondés des Saxons, donnaient à la place. J'ai su qu'à ce moment la consternation fut générale. On ne voyait que femmes échevelées, jetant des cris affreux dans les rues, et des hommes désespérés, qui, ne voyant le danger que pour le craindre et se le grossir, ne savaient s'ils devaient faire un dernier effort pour repousser l'ennemi, ou attendre de le voir dans les maisons et les places publiques assouvir sa fureur, et passer tout au fil de l'épée. Les magistrats ne faisaient que de s'assembler pour délibérer sur la réponse aux propositions du comte de Munick. Il fut aussi surpris que le peuple. Il envoya de tous côtés sur lesremparts, pour savoir si les Russes faisaient quelque mouvement. Ce ne fut qu'après la troisième salve que les députés qui é |