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de l'époque, et aidé ensuite de la rectitude naturelle de son esprit, qui sait si Roussilhe n'aurait pas mérité un jour qu'on rapprochât son nom de celui de Pothier, dont il a heureusement suivi la trace? Mais si une telle gloire ne lui est pas échue, il a du moins été classé parmi les jurisconsultes les plus judicieux du dix-huitième siècle, et quelques-uns de ses traités sont devenus classiques.

Ayant à choisir une carrière civile, Roussilhe embrassa celle du notariat et établit sa résidence à Chaudesaigues. Il se rendit bientôt familières, dans une pratique savante et active, les matières de sa profession, et son étude devint une véritable école de notariat pour toute la province. Sa réputation s'étendit dans les pays voisins, et les habitants du Gevaudan (1) demandérent et obtinrent que le notaire de Chaudesaigues fût autorisé à exercer dans leur contrée. Roussilhe devint plus tard bailli du Bouchatel. Ce fut seulement en 1784, lors d'un voyage qu'il fit à Avignon que, pressé de conquérir enfin des titres qui, à l'étonnement de tous, lui manquaient encore, il subit dans cette ville un examen public, à la suite duquel il reçut le double titre d'avocat et de licencié en droit canon.

Roussilhe avait déjà apporté à la science du droit civil le tribut de l'expérience instructive qu'il avait acquise. Son premier écrit fut consacré au développement d'une vaste et difficile matière, celle des donations. Ce Traité, dont le titre était celui-ci: De la jurisprudence des donations entre-vifs, suivant l'usage de tous les parlements, soit en pays de droit écrit, soit en pays coutumier, eut deux éditions (2), et cependant Ricard et Furgole avaient déjà, l'un avec sa profonde entente du droit coutumier, l'autre avec sa connaissance si complète du droit romain modifié par la jurisprudence du Midi, savamment exploré cette branche de la législation. Mais, venant après eux, éclairé par leurs travaux, et appartenant d'ailleurs par son origine et sa profession à une province qui était partagée entre le droit écrit et le droit coutumier, Roussilhe eut sur ses devanciers l'avantage d'observer, dans leur application quotidienne, et de fondre ensuite dans son œuvre, les règles que suivaient les pays de coutume et ceux du droit écrit. Il fut du reste fidèle à cette méthode dans tous ses ouvrages, comme s'il eût compris que le temps approchait où la nation devait vivre dans le culte de la même loi, et que la tâche des juristes était désormais de travailler eux aussi à cette grande et pacifique conquête, l'uniformité du droit.

Il publia, quelque temps après, ses Institutions au droit de légitime (3).

(1) Aujourd'hui le département de la Lozère.
(2) 11 parut à Avignon en 2 vol. in-12.
(3) Avignon, 2 vol. in-12.

Ce traité fut reçu avec un applaudissement général. Il eut en peu d'années quatre éditions. La nature du sujet, si intéressant pour les familles dont il affecte la constitution, ne fut pas la principale cause d'un succès si rapide, et on peut ajouter si durable, car les suffrages de notre temps ne lui ont pas manqué: on sait notamment que Merlin tenait ce traité en haute estime et qu'il lui a fait de nombreux emprunts. Il est vrai de dire que l'auteur s'y montrait supérieur à ses premiers

travaux.

En 1771, au sortir d'une lutte à outrance dans laquelle la royauté avait triomphé de la résistance des parlements, le chancelier Maupeou sentit le besoin d'apaiser l'opinion par des réformes utiles et depuis longtemps désirées. Au mois de juin de cette année, parut un édit qui abrogeait l'usage des décrets volontaires et instituait un nouveau mode de purger les hypothèques. Cet édit, dont quelques parties ont mérité de survivre aux conceptions législatives d'une triste époque, et qui, sur beaucoup de points, a même servi de type aux rédacteurs du Code Napoléon (1), fut de la part de Roussilhe l'objet d'un commentaire exact et lumineux (2). Chacun sait que l'introduction partielle d'un nouveau systéme légal, surtout quand il s'agit de matières aussi naturellement ardues, donne lieu à de nombreuses difficultés d'interprétation. De ces difficultés, Roussilhe n'en fuit aucune. Il les aborde, dès qu'il les entrevoit, et les résout avec ce sens éminemment pratique qui lui est familier. Après lui, un jurisconsulte de la même province, devenu célèbre, Grenier, tenta aussi d'éclairer, par des observations publiées en 1784, les dispositions de l'édit novateur dû à l'initiative, cette fois intelligente et sage, du chancelier Maupeou, édit que le pays accueillit comme un bienfait.

Ce fut en 1785, avons-nous dit, que Roussilhe publia son Traité de la Dot. Or, déjà l'esprit de nouveauté et d'examen s'était emparé des plus graves sujets d'économie politique, et les principes constitutifs de la société étaient eux-mêmes livrés à une discussion véhémente. A une pareille heure, la voix des jurisconsultes n'est guère écoutée. Le dernier écrit de Roussilhe n'eut donc pas d'abord la vogue qu'il paraissait mériter, mais ce traité, legs de l'ancienne jurisprudence, a projeté son

(1) Le chap. 9, relatif au mode de purger les hypothèques légales, en est notamment la reproduction assez fidèle.

(2) Il parut sous ce titre: Commentaire sur l'édit portant création de conservateurs sur les immeubles réels et fictifs, et abrogation des décrets volontaires, et Observations sur la Déclaration du roi qui accorde des encouragements à ceux qui défrichent des terres incultes, par M. R..... Clermont-Ferrand, 1782.

influence et son crédit dans la jurisprudence moderne, et on peut dire qu'il y a conquis son rang.

Roussilhe mourut le 17 mai 1790. Il n'était âgé que de 54 ans, lorsqu'il termina sa laborieuse carrière.

И.

Lorsque l'ouvrage de Roussilhe parut, le régime dotal n'avait été encore l'objet d'aucun traité spécial, tandis que Lebrun, Renusson, Pothier avaient, avec des mérites divers, coordonné et réuni en corps de doctrine le régime matrimonial du pays coutumier. Domat avait sans doute, dans quelques chapitres de ses Lois civiles, dessiné à grands traits, suivant sa méthode, les idées fondamentales de la dotalité romaine et française; mais forcé par cette méthode même de faire entrer, en les resserrant, toutes les matières du droit civil dans une synthèse vaste et inflexible, il n'avait pu descendre dans le domaine des solutions pratiques. Après lui, deux jurisconsultes estimables, Despeisses et Bretonnier, avaient exploré, dans un but d'application utile, cette branche de la jurisprudence, mais ils n'avaient eux-mêmes réussi qu'à tracer des esquisses sommaires, incomplètes, et qui étaient bien loin d'embrasser, dans toute son étendue, une matière si riche et si fertile. En dehors de ces travaux dont la science s'honorait à un degré inégal, mais qui étaient insuffisants pour la pratique des affaires, on ne possédait que ces collections dans lesquelles des magistrats laborieux et instruits, parmi lesquels il est juste de distinguer Maynard, d'Olive Catelan, Besieux, etc., avaient rassemblé tant de documents précieux, en y exposant la marche et le progrès des doctrines parlementaires.

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Ce fut donc pour combler cette lacune, mais en s'aidant de ces labeurs accumulés, que Roussilhe conçut et exécuta le plan de sa monographie, car c'est bien de ce nom qu'il faut l'appeler. On sait que ce genre de composition est plus propre qu'aucun autre à élargir et féconder un sujet. En rapprochant en effet, pour les faire aboutir à un trone commun toutes les matières qui ont de l'affinité entre elles, on fait réfléchir sur chacune la lumière réciproque qu'elles s'empruntent. Par le choix même de cette méthode, l'ouvrage de Roussilhe mérite encore d'attirer les regards; car, à aucune époque, ce mode de concevoir et d'embrasser une théorie de jurisprudence n'a été appliqué, je ne dirai pas certes avec plus de succès, mais avec plus de prédilection que de nos jours.

Il faut considérer en outre que le plan de cet ouvrage comprenait al dot, sous tous les régimes matrimoniaux, c'est-à-dire que la dot devait y être envisagée dans sa nature propre et générique d'abord, puis dans ses combinaisons et ses variétés. Roussilhe aurait été infidèle à son titre, s'il avait uniquement écrit pour le régime dotal; il avait annoncé qu'il traiterait de la dot, suivant même le droit coutumier. Toutefois comme le régime de la communauté, pratiqué dans la France coutumière, n'assignait pas à la dot un caractère et des effets spéciaux, ainsi que l'avait fait le régime dotal; que même, suivant le droit coutumier attesté par Delaurière (1), le mari commun ne jouissait pas du bien de sa femme à titre de dot, mais de bail et de garde; la plus grande place, dans ce traité, devait être assignée à la dotalité des provinces de droit écrit, sans exclusion des règles qui leur étaient communes avec les pays de coutume et quise rapportaient au régime matrimonial proprement dit. Mais si le plan de Roussilhe a, comme on ne peut le nier, du développement et de l'étendue, il manque toutefois d'ampleur dans son exécution et par la manière dont les questions ont été exposées et résolues. A ceux qui y chercheraient, soit des discussions philosophiques, soit même une critique supérieure, ce traité causerait un vrai mécompte, car ils n'y rencontreraient, au lieu d'aperçus spéculatifs, qu'une application judicieuse et ferme des principes essentiels de la matière, c'est-à-dire une exposition raisonnée du régime dotal, tel qu'il était sorti d'abord des textes du droit romain, puis de la jurisprudence parlementaire qui l'avait emprunté à une société morte pour le façonner suivant l'esprit et les besoins d'une société moderne et chrétienne. Roussilhe tirait surtout ses enseignements de la pratique pour les répandre, et c'est en cela qu'il a été un guide excellent. Non pas qu'il dédaignât le droit théorique dont il s'était au contraire approprié la substance par de tardives, mais patientes études; seulement son savoir positif et réfléchi n'apparaît, pour ainsi dire, pas dans son ouvrage, bien qu'on l'y suppose et qu'il y soit toujours deviné. Le traité de Roussilhe appartient en un mot à cette catégorie d'écrits qui n'ont pas le don de faire avancer la science du droit ou de la régénérer, mais qui la consolident et la fixent. Il est écrit avec ce ferme bon sens qui est toujours la lumière la plus sûre et plein de solutions judicieuses; les notes qui l'accompagnent en fournissent à chaque pas la preuve, car elles montrent la conformité presque incessante de ces solutions avec celles que fait chaque jour prévaloir la jurisprudence moderne.

(1) Glossaire de droit français, vo Dot.

III.

Mais cette publication meme, dira-t-on peut-être, n'est-elle pas un anachronisme, et vouloir aujourd'hui faire revivre l'intérêt qui s'attachait autrefois au régime dotal, n'est-ce pas tenter une lutte inutile contre l'esprit du temps? La réponse est aisée. Il n'est pas exact de dire, comme on le répète trop de nos jours, que le régime dotal s'en va, car il suit au contraire une marche ascendante et progressive. A ceux qui le nient et à toutes les prédictions aussi fausses que décevantes qui se donnent cours sur ce point, il n'y a qu'à opposer d'abord le témoignage d'un jurisconsulte qui fait autorité : « Le régime dotal, qui était autrefois, dit M. Demolombe, renfermé dans quelques provinces, a franchi ses anciennes limites; il marche, il s'avance, et nous le voyons aujourd'hui prendre possession des anciens pays de communauté et s'y établir chaque année de plus en plus. Il ne faut pas s'en étonner; n'est-il pas, avec ses défiances et tout son cortège de précautions et de garanties, le régime des civilisations avancées? (1) »

Cette attestation parle haut. Ainsi, les pays de communauté se rapprochent aujourd'hui du régime dotal et tendent à se l'approprier. En un mot, loin de reculer et de déchoir, le régime dotal gagne tous les jours du terrain. Il est toutefois possible qu'il ait été atteint d'une passagère défaveur. Notre pays, qui a un sens si juste, est plus que nul autre, par ses goûts d'innovation et par sa mobilité naturelle, accessible aux préventions qu'on lui suggère. Mais il se rectifie bientôt lui-même, quand l'expérience l'a éclairé, et s'il s'éloigne aisément de la raison, il est docile et prompt à y rentrer. Qui ne se souvient de l'espèce de croisade dirigée contre une des matières les plus importantes de notre législation, contre le régime hypothécaire? Il semblait vraiment qu'on devait se hâter de rayer de notre Code un titre qui le déparait. Eh bien! grace aux progrès du bon sens public, tout ce bruit s'est maintenant apaisé. Au lieu des innovations hasardeuses qu'on proposait, la sagesse législative s'est bornée à une réforme sur la nécessité de laquelle tout le monde était à peu près d'accord, et l'opinion publique n'a pas réclamé davantage. On a introduit ou plutôt rétabli dans le Code Napoléon des dispositions qui avaient dû y trouver place et qu'une sorte de malentendu en avait écartées. Avec la transcription, qui crée une publicité indis

(1) Revue bibliographique, t. 2, p. 49.

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