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V

Difficultés que rencontrait M. Juarez pour rétablir l'ordre dans la République.

Pendant ce temps la révolution commencée au Mexique, pour y implanter la réforme, poursuivait ses phases normales au milieu d'une série d'épreuves dont les résultats indiquaient chaque jour sa force d'expansion particulière et l'appui qu'elle rencontrait dans les masses jusqu'alors exclusivement soumises aux tendances rétrogrades du clergé. En 1858, tout le monde pensait qu'il lui serait impossible d'en finir avec ce pouvoir colossal, qui disposait de ressources aussi immenses, et comptait en outre sur les secours indirects que lui valait la reconnaissance du coup d'État par les représentants de la France et de l'Angleterre. La lutte avait été vive, longue et terrible, mais enfin elle s'était terminée par le triomphe complet de la révolution, et ce triomphe était d'autant plus glorieux qu'il avait été plus chèrement disputé. Mais aussitôt que le gouvernement légitime voulut traduire en faits les principes régénérateurs proclamés par la réforme, la réaction vaincue sur les champs. de bataille de Loma-Alta, Peñuelas, Silao, Calderon et Capulalpam, releva soudainement la tête, et essaya de mettre à profit les difficultés que rencontrait le gouvernement constitutionnel dans son grand travail de réorganisation sociale, politique et administrative, interrompu par les trois années de lutte qu'on venait de traverser. Les restes encore armés de ce parti se réunirent par petites bandes dans les lieux où l'action du gouvernement n'aurait pu s'étendre qu'après avoir complétement pacifié l'intérieur, et, chose triste à avouer, ces hordes sans couleur politique, qui même ne cachaient aucune de leurs espérances anti-sociales, trouvaient un appui, non-seulement chez les hommes qui s'attribuaient, je ne sais trop pourquoi, le privilége exclusif

des sentiments d'ordre et de modération, mais, ce qui est pis, chez plusieurs représentants des nations étrangères. La diplomatie qui avait déjà commis la faute, pour ne pas dire plus, de reconnaître l'abominable dictature d'un Zuloaga et d'un Miramon, s'oublia de nouveau jusqu'au point, je ne dirai pas de pactiser ostensiblement, mais de voir avec un certain plaisir les courses de ces malfaiteurs qui se montraient, çà et là, sur les points sans défense, et signalaient en tous lieux leur passage par l'assassinat et la ruine des propriétés (1). Quelques-uns des membres du corps diplomatique ne prenaient pas même la peine de dissimuler leur sympathie en faveur des efforts que tentait le parti réactionnaire, vaincu et méprisé, pour s'emparer de nouveau du pouvoir; plusieurs des individus les plus compromis dans les événements des trois dernières années avaient trouvé un asile dans leurs légations, et protégés par les priviléges inhérents à ces demeures, ils pouvaient impunément y tramer de nouvelles conspirations (2).

(1) Le général Marquez, l'un d'eux, Commandeur de la légion d'honneur par la grâce de l'intervention, dans le courant du mois de mai 1861, fit enlever de sa propriété M. Melchior Ocampo, ancien ministre de M. Juarez, un des hommes les plus purs de la République, et l'assassina lui-même, le 3 juin suivant, à Tepiji del Rio, parce qu'il refusait de lui souscrire un billet de 5,000 piastres pour payer son rachat.

Le 23 du même mois, il fit fusiller le général Leandro Valle, et son aide-de-camp M. Achille Collin.

La première de ces généreuses victimes a été fusillée par derrière, sous prétexte que le général, en prêtant serment au gouvernement constitutionnel, avait trahi la religion catholique; la seconde, née en France ainsi que l'indique son nom, ayant appris que son général avait été fait prisonnier, s'était généreusement présenté au camp de Marquez pour y partager le sort de son chef, et fut en récompense fusillé, puis pendu.

Enfin, il commandait la bande de voleurs qui avait assassiné quelques jours auparavant, un autre de nos compatriotes, M. Pierre Lacoste, ainsi que cela résulte d'un rapport inséré dans le numéro de l'Estafette du 13 mai 1861.

(2) Le général Robles, l'un d'eux, arrêté quand il se rendait au camp des alliés, et dont la mort juste, puisque c'était celle d'un

Cependant les champions de la réforme surmontaient tous ces obstacles, et continuaient à travers des périls de toute espèce leur œuvre de réorganisation sociale et administrative. La diplomatie avait beau s'ingérer à détruire le prestige du gouvernement, à lui enlever ses ressources, à fomenter la discorde jusqu'au sein même du congrès, lui, fort de l'opinion publique et de la coopération des Etats, en terminait avec quelques-unes des bandes qui dévastaient le pays : il cherchait à rétablir la sécurité sur les chemins, essayait un nouveau système de crédit, extirpait petit à petit les abus qui subsistaient encore dans l'armée et confondait avec des faits et des résultats positifs ceux qui calomniaient et combattaient la révolution. C'est que la réforme ne ressemblait en rien aux insurrections qui s'étaient jusqu'alors produites dans le pays. Elle était sortie véritablement des entrailles du peuple qui voulait en finir à tout prix avec le régime des pronunciamientos; elle était soutenue par les masses qui ne voulaient plus se soumettre aux caprices des classes privilégiées, et qui pour marcher d'un pas sûr dans la voie de la civilisation et de l'ordre, repoussaient à la fois le despotisme inintelligent du sabre et l'influence corruptrice du confessionnal. Mais au Mexique comme partout ailleurs, et de nos jours comme dans toutes les époques, il était dit que les réformes ne pourraient s'opérer que sur les ruines du passé et malgré les tendances de la diplomatie.

Ce fut au milieu de toutes ces difficultés inséparables de la condition d'un gouvernement qui veut s'ériger en réformateur, qu'il fut question pour la première fois de l'intervention, et je vais dire à quelle occasion.

Le gouvernement mexicain avait plusieurs fois célébré avec ceux de France et d'Angleterre des traités ou conventions particulières pour le paiement des dettes extérieures

traître, a été cependant si vivement reprochée au gouvernement constitutionnel, était resté caché, pendant plus de trois mois, dans l'hôtel de M. de Saligny, y avait conspiré pendant tout ce temps, et n'en était sorti qu'au mois d'avril 1861, c'est-à-dire, plus d'un mois après que ce ministre se fût décidé à présenter ses lettres de créance.

du pays. Ces traités étaient principalement hypothéqués sur les revenus des douanes, dont une partie était affectée à leur exécution, et ils furent religieusement respectés tant qu'il fut possible au gouvernement mexicain de faire face à la situation (1). Mais il arriva un jour où ce gouvernement, dominé par les nécessités du trésor, fut obligé de soumettre la question au congrès. Ce jour là, --17 juillet 1861, le congrès publia une loi pour suspendre, pendant deux années, le paiement de toutes les conventions, et les ministres étrangers en profitèrent pour exercer sur le gouvernement une pression au nom de tous les intérêts qui se trouvaient en jeu.

Toutefois leur action ne fut pas aussi unanime qu'on pourrait se l'imaginer. M. de Saligny, cela est vrai, suspendit immédiatement ses relations avec le gouvernement mexicain (2); mais le ministre anglais, sir Charles Wyke, prit la chose plus diplomatiquement. Il en résulta un échange de notes entre lui et le ministre des affaires étrangères, M. Zamacona; et comme cette correspondance, mieux que tous les raisonnements faits et à faire, peut servir à faire connaître la moralité des faits qui se sont passés depuis, je vais en donner l'analyse.

M. Zamacona, après avoir déclaré, ce qui était parfaitement vrai, que le congrès ne s'était décidé à cette suspension momentanée que sous l'empire de la plus impérieuse des nécessités, ajoutait que si le gouvernement avait continué, comme il l'avait fait jusqu'alors, à prélever sur les revenus des douanes, les seuls revenus sérieux, le montant des conventions pour en effectuer le paiement aux créanciers étrangers, il se serait trouvé dans l'impossibilité de

(1) J'ai déjà dit que pendant les trois années qu'avait duré la guerre civile, les ministres européens, bien qu'ils ne reconnussent pas le gouvernement de M. Juarez, avaient cependant, par une inconséquence qui n'a d'explication que dans l'abus brutal de la force, exigé de lui le paiement intégral de toutes les dettes du pays. Les 660,000 piastres volées par le fameux Marquez, avec circonstance aggravante d'effraction des sceaux de la légation britannique, avaient été fournies par le gouvernement constitutionnel.

(2) Voir sa dépêche à M. de Thouvenel, en date du 27 juillet 1861.

maintenir l'ordre, faute de ressources, et que d'ailleurs retarder un paiement n'était point un refus, encore moins un vol, ainsi que le prétendait M. de Saligny.

M. Zamacona aurait pu se faire plus explicite. Il aurait pu abriter son pays derrière l'opinion des publicistes qui ont traité cette question de l'impossibilité, et qui tous, il faut en convenir, l'ont résolue dans un sens favorable au Mexique.

C'est d'abord Martens. Voici comment s'exprime cet

auteur :

« L'impossibilité physique, dit-il, dans laquelle une nation se trou» verait d'accomplir un traité, le rend non obligatoire, mais ne la » dispense pas d'une indemnité, si cette impossibilité a été prévue » ou causée par sa faute; il en est de même de l'impossibilité mo» rale (1). »

Puis Heffter, dont voici les paroles textuelles :

« Une convention est frappée d'invalidité, soit à cause d'une im» possibilité d'exécution absolue ou relative, existant déjà lors de l'ori» gine de la convention, soit à cause d'une impossibilité survenue » particulièrement à la conclusion de la convention, soit enfin à » cause d'un changement arrivé dans les circonstances qui ont motivé » la conclusion de la convention (2). »

Enfin Vattel qui déclare nettement, en parlant des difficultés qui pourraient s'opposer à l'accomplissement d'un traité, « que nul n'est tenu à l'impossible (3). »

Il aurait également pu lui faire l'historique des difficultés sans nombre créées au Mexique par la convention célébrée à Veracruz, dans les premiers mois de l'année 1859, entre le gouvernement de M. Juarez et les amiraux Dunlop et Penaud, et il aurait trouvé dans cette simple exposition assez de faits pour asseoir la conviction du ministre anglais.

En effet, l'acte de Londres, signé le 31 octobre 1861, dans le but ostensible d'exiger des autorités mexicaines

(1) Précis du Droit des Gens, t. I, p. 145, art. 53. (2) Heffler, Das Europacische Völkerscht, 4e édition, art. 98, p. 180.

(3) Droit des Gens, t. I, liv. IV, chap. IV, § 5, p. 325.

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