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IV

Conduite des ministres de France au Mexique.

No 1.

M. DE GABRIAC.

Il n'y a dans le monde que deux sortes de gouvernements; un légitime, l'autre de fait.

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Ce dernier, son nom l'indique assez, est celui qui s'impose par la logique de sa seule puissance, de manière qu'il y entre ces deux formes de gouvernement, gouvernement légitime, gouvernement de fait, une différence essentielle tirée de la nature même de leur origine, et cette différence, la voici :

Le gouvernement légitime, issu de la volonté générale, est par cela même l'expression réelle de la société qu'il a mission de représenter; tandis que le gouvernement de fait, résultat de la force ou produit d'une convention partielle, ne peut, dans l'un et l'autre cas, que s'imposer à ceux qui n'ont pas concouru à sa formation.

Ainsi, pour éclaircir cette théorie par un exemple, sans sortir du pays dont nous nous occupons, je dirai que M. Comonfort, président d'un gouvernement légitime après avoir prêté serment à cette Constitution qu'il se disposait bientôt à violer, n'avait été jusqu'alors que le représentant d'un gouvernement de fait.

Du reste, ces deux formes de gouvernement ont, l'une et l'autre, le même droit à la reconnaissance des puissances étrangères; la première, parce qu'elle est une émanation libre, naturelle, spontanée de la souveraineté du pays; la seconde, parce que ces puissances n'ayant pas qualité pour apprécier le mérite de la transaction, toute domestique, dont le gouvernement de fait est l'ouvrage, elles doivent

prendre l'obéissance générale comme la preuve extérieure, en ce qui le concerne, de sa légitimité.

Ces principes posés, je ne sais en vérité comment expliquer l'oubli des traditions diplomatiques de la mère-patrie, qui, au Mexique, alors que le gouvernement légitime était établi à Guanajuato depuis le 19, amena, le 23 janvier 1858, la reconnaissance des événements survenus le 21 dans la capitale, par les ministres de France et d'Angleterre, et entraîna, quelques jours après, la reconnaissance des mêmes faits par celui des États-Unis (1).

Il y eut alors une véritable trahison de leur part envers le pays près duquel ils étaient accrédités, et je serais probablement encore dans une grande perplexité à cet égard, si le hasard, cette divinité fantasque à laquelle on doit tant de découvertes précieuses, ne s'était chargé de me fournir l'explication de leur conduite, au moyen d'une lettre écrite par M. de Gabriac lui-même, et que son auteur ne destinait certainement pas aux honneurs de la publicité.

Voici cette lettre. Elle est adressée à M. Lázaro de la Garza, archevêque de Mexico, et porte la date du 27 février

1858.

» Très-illustre Seigneur,

» Je ne sais de quels termes me servir pour remercier › V. S. T. I. de la lettre qu'elle a daigné m'adresser hier, » pour me témoigner une gratitude que je ne croyais pas » avoir méritée pour les faibles services que j'ai rendus, tant à » son pays qu'aux saintes églises de cette province ecclésiastique, › dans l'accomplissement de ma mission et dans les limites que » lui assigne le droit des gens à l'égard d'une puissance amie.

Après cet accomplissement du devoir le plus agréable

(1) Voici les noms des ministres étrangers accrédités près du gouvernement mexicain, et qui tous ont reconnu l'administration émanée du coup d'État :

MM. ALEXIS DE GABRIAC, ministre de France;

Charles Lettsom, chargé d'affaires du gouvernement anglais;
JOHN FORSYTH, ministre des États-Unis ;

NERI DEL BARRIO, ministre du Guatemala.

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» pour un fils de notre sainte religion, rien ne pouvait » m'être à la fois plus doux et plus honorable que les » paroles d'approbation du très-digne et très-illustre chef » de cette même province ecclésiastique mexicaine; de ce prélat qui, par ses vertus et sa sagesse, a su mériter la » vénération et le respect de tous ceux qui ont eu le bon>> heur de le connaître, ainsi que des fidèles que la divine › Providence a placés sous sa haute direction et sous sa » garde illustrée.

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» Que Dieu conserve V. S. T. I. pendant de nombreuses >> années.

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» (Signé) ALEXIS DE GABRIAC,

» Mexico, le 27 février 1858.

» E. E. et M. P. de France.

» Au Très-Illustre Seigneur D. Lázaro de la Garza, archevêque de Mexico (1).

Il n'y a rien, je le reconnais tout d'abord, de plus inoffensif à première vue que cette lettre. C'est un fils soumis de l'Église catholique qui s'adresse à son père spirituel pour lui exprimer humblement le bonheur qu'il éprouve d'avoir pu rendre quelques légers services à cette sainte mère; et, pour ma part, je n'éprouverais que sympathie et respect en faveur des sentiments qu'elle contient, si, par malheur, le caractère public dont était revêtu M. de Gabriac au moment où il parlait des services rendus par lui aux églises mexicaines, ne devait forcément changer leur nature et les transformer en une violation manifeste de ce droit des gens, sur lequel il s'appuie, cependant, pour se féliciter de ses actes.

(1) Cette lettre, oubliée par l'archevêque dans sa résidence de Tacubaya, a été trouvée, au commencement de 1859, lors de l'occupation de ce bourg par le général Degollado, et m'a été remise par M. Benito Gomez Farias.

Elle est écrite tout entière de la main de M. de Gabriac, et sert de réponse à une autre lettre que l'archevêque lui avait adressée la veille, relativement à un photographe, nommé Charnay, que M. de Gabriac lui avait recommandé par écrit.

En effet, les services dont il s'agit furent rendus aux églises du Mexique par le représentant officiel du gouvernement français, et non par un individu du nom de Gabriac, ainsi qu'il le reconnaît et proclame lui-même en se servant de cette expression dans l'accomplissement de ma mission. L'important est donc de préciser autant que possible la nature des faits auxquels il fait allusion, et de voir ensuite jusqu'à quel point il pouvait lui être permis de mêler le nom jusqu'alors chéri et respecté de la France, aux trames qui préparèrent le coup d'Etat du 17 décembre 1857, et allumérent la guerre fratricide qui devait aboutir fatalement à l'intervention.

La première chose qui se présente est la date de cette lettre, désormais historique. Elle fut écrite le 27 février 1858, c'est-à-dire 35 jours après les événements qui avaient amené le triomphe de la réaction, et un mois, jour pour jour, après la publication des décrets réactionnaires qui abrogeaient les dispositions de la loi du 25 juin 1856 et rétablissaient les juridictions (fueros) ecclésiastique et militaire dans toute l'étendue qu'elles avaient au 1er janvier

1853.

Si donc on compare la date de cette lettre et les services dont elle parle, avec les faits qui amenèrent alors et consommèrent le triomphe de la réaction, il est impossible de ne pas y reconnaître la complicité de celui qui l'a signée dans ces événements déplorables; événements auxquels son caractère officiel de ministre de France lui faisait un devoir de s'opposer de toutes ses forces, même en usant de l'influence légitime que devait obtenir une politique ferme et droite, si telle eût été la sienne, sur l'esprit faible et indécis du président Comonfort.

J'ai expliqué pourquoi la date de cette lettre suffirait scule pour établir la preuve matérielle de la complicité de M. de Gabriac, dans les événements qui ont préparé et amené le triomphe du coup d'État, et voici que ce ministre vient lui-même me donner des armes contre lui, en parlant dans sa lettre à l'archevêque de Mexico des faibles services qu'il a rendus tant à son pays qu'aux saintes églises de sa province ecclésiastique.

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Il était impossible, convenons-en, d'être à la fois plus candide et plus explicite. Le mot pays ne doit pas se prendre ici dans son sens littéral et absolu. C'est une figure de rhétorique, un trope, que les grammairiens appellent une synecdoque, et qui consiste, selon le cas, à prendre le tout pour la partie ou la partie pour le tout. Dans l'espèce, la partie est prise pour le tout; c'est comme s'il avait écrit: des faibles services que j'ai rendus, tant au parti réactionnaire que..., etc...

Quant aux paroles qui terminent cette phrase, c'est un aveu dont je suis heureux de prendre note. Je savais bien, en effet, que la France dépensait des sommes énormes pour maintenir, à l'étranger, des hommes comme M. de Gabriac, dans le but d'y soutenir les droits de ses nationaux et de les protéger contre l'arbitraire des autorités locales; mais j'ignorais, je dois en convenir, que celui-ci eût été accrédité près du parti réactionnaire, et que sa principale mission fût de protéger contre l'invasion des idées du siècle dont la marée envahit jusqu'aux digues qu'on lui opposait autrefois, les intérêts de ce qu'il appelait les saintes églises de la province ecclésiastique, gouvernée spirituellement par M. de la Garza. Je suis persuadé que mes pauvres compatriotes ne s'en doutent pas plus que moi, et je m'empresse de leur annoncer cette bonne nouvelle, afin qu'ils puissent apprécier les motifs qui ont empêché leur représentant officiel au Mexique de faire valoir, comme il le devait, les réclamations légitimes de ses nationaux contre l'administration réactionnaire.

Je ne m'étendrai pas davantage sur cette matière. Toute la population française qui résidait alors dans la République, savait depuis longtemps à quoi s'en tenir sur l'affection que lui portait son ministre; mais ce qu'elle ne savait pas, ce dont M. de Gabriac, lui-même, a daigné nous instruire, c'est qu'en sacrifiant ainsi les intérêts et la dignité de ses compatriotes aux nécessités rétrogrades du clergé mexicain, il ne faisait que remplir le devoir le plus doux pour un fils de notre Sainte Religion. De manière que, si les hasards de sa naissance l'eussent jeté parmi les protestants au lieu de le faire naître parmi les catholiques, il aurait compris et

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