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XIV

Continuation du même sujet; Affaire Jecker, réponse au dernier discours de M. Rouher (1).

Ici, j'ouvre une parenthèse, et je vais m'expliquer, quoi qu'il m'en coûte, sur l'affaire de M. Jecker.

Dans un discours prononcé le 24 juillet dernier à la tribune du Corps législatif, en réponse à une demande de M. Berryer relative à l'affaire Jecker, M. Rouher a avancé plusieurs affirmations qui méritent chacune leur réponse particulière.

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«La créance Jecker, a-t-il dit, n'a jamais été une créance française; elle a toujours été une créance mexicaine, elle » a toujours eu ce caractère dans les négociations, dans les » réclamations soulevées à diverses époques. »

Soit; alors pourquoi le gouvernement français s'en est-il tant occupé?

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C'est, répond M. Rouber, « parce que le chef de cette » maison, Suisse d'origine, était placé sous la protection de la » France, parce que la Suisse n'ayant pas de représentant >> au Mexique, le gouvernement français y a toujours pris >> soin des intérêts des nationaux suisses. »

Je regrette d'avoir à le dire, mais je ne saurais partager ce sentiment.

M. Jecker, en sa qualité de citoyen suisse, n'a jamais été sous la protection officielle du gouvernement français, et M. de Saligny, comme M. de Gabriac, ne pouvait interposer à son égard que ses bons offices et rien de plus. Voilà, du moins, ce qui résulte d'une correspondance échangée, en 1861 et 1862, entre MM. de Saligny, de Wagner et le consul

(1) Dans le manuscrit primitif de mon travail, j'avais reculé devant ces explications. M. Rouher m'oblige à revenir sur ma détermination; qu'il soit donc fait ainsi qu'il le désire.

général de la Confédération helvétique, d'une part, et le gouvernement mexicain, d'une autre. C'est pourquoi j'appelle sur cette correspondance l'attention sérieuse et réfléchie de tous ceux qui, tout en condamnant l'immoralité reconnue de la spéculation entreprise par cet agioteur célèbre, croient encore cependant que cette affaire engageait jusqu'à un certain point l'action de la France, dont l'or et le sang devaient couler au Mexique pour soutenir les intérêts d'un étranger placé sous la protection de son drapeau.

Voici les faits dans toute leur simplicité :

En 1861, le 10 août, le gouvernement mexicain, dans un pressant besoin d'argent, avait établi un impôt de 1 p. c. sur les capitaux. M. de Saligny, bien qu'il eût depuis le 27 juillet précédent rompu ses relations avec ce gouvernement, s'empressa cependant d'intervenir au nom de la Confédération suisse et du roi d'Italie. Il adressa le 21 du même mois. au gouvernement mexicain, deux notes à cet effet, et reçut la réponse qu'on va lire de M. Manuel Maria de Zamacona, alors ministre des relations extérieures :

«1er septembre 1861.

>> Les deux notes que S. E. M. de Saligny a adressées au soussigné, ministre des affaires étrangères, dans le but de protester, au nom de la Confédération helvétique et du roi d'Italie, contre un impôt de 1 p. c. sur les capitaux, établi par décret du 10 août dernier, obligent le soussigné à déclarer à M. de Saligny, qu'il n'existe dans ce ministère aucune pièce officielle qui l'accrédite en qualité de représentant de la Confédération helvétique et du royaume d'Italie, et que cette circonstance s'oppose à ce qu'il prenne en considération les communications dont il s'agit.

» Le soussigné, etc......,

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Signé, MANUEL M. DE ZAMACONA. » A S. E. M. de Saligny, ministre de France, Mexico. »

M. de Saligny prétendit dans sa réponse datée du 6 du même mois, que la France, ainsi qu'il était facile de le prouver par les archives de la Légation, avait toujours été chargée de couvrir de sa protection les Italiens et les Suisses, de même que les Allemands et les Belges, chaque fois que les gouvernements de ces puissances n'avaient point

eu d'agent spécial accrédité dans ce but auprès du gouvernement mexicain; et partant de ce fait que la Suisse et l'Italie n'avaient point en ce moment de ministre pour protéger leurs nationaux au Mexique, il prétendait convertir en droit positif et acquis un usage toléré simplement au point de vue d'une intervention purement officieuse.

En conséquence, il lui fut répondu « que le gouvernement » français n'était pas l'organe des gouvernements nommés » dans la note de M. de Saligny; qu'il ne l'avait même jamais » été » et comme elle voulait en finir une bonne fois avec des prétentions qui n'avaient aucune raison d'être, la chancellerie mexicaine se retranchait : 1o derrière une note en date du 23 mars 1861, par laquelle M. de Cavour, ministre des affaires étrangères du gouvernement sarde, annonçait directement à celui de Mexico l'élévation du roi Victor-Emmanuel au trône d'Italie; 2o derrière une autre note, également de 1861, par laquelle le sénat Helvétique lui faisait part, aussi directement, de la nomination des nouveaux président et vice-président; puis, elle ajoutait :

«Que le gouvernement du roi Victor-Emmanuel, en rappelant sa légation et son consulat de Mexico, ce qui avait eu lieu en 1856, n'avait laissé les Italiens sous la protection d'aucun gouvernement étranger, mais s'était mis directement en rapport avec le gouvernement de Mexico; et que, quant à la Suisse, l'unique fait qui aurait pu donner, pendant un certain temps, à la légation de France un caractère semi-officiel pour intervenir en faveur des citoyens de cette nation, serait d'avoir été chargée, en 1855, par suite d'un accord passé entre le vice-consul suisse et le ministre de France, et non entre la confédération et le gouvernement français, de la gérance du consulat pendant l'absence du consulat de cette nation. »

En effet, M. Louis Ricou, consul général de la Confédération suisse, ayant dû se rendre en Europe, avait laissé la gérance de son office à son vice-consul, M. Balthazar Stachelin, et en avait prévenu M. Manuel Diaz de Bonilla, alors ministre des relations extérieures par une note datée du 13 février 1855.

Le 31 mars de la même année, celui-ci s'était absenté à son tour, et avait confié momentanément les archives du

Consulat à la légation de France mais en chargeant cette légation des affaires de la Confédération, il ne pouvait lui déléguer que les pouvoirs dont il était lui-même investi, et nous allons bientôt voir que dans les occasions extraordinaires, c'était à la légation américaine, non à celle de France, qu'il appartenait d'intervenir en faveur des citoyens de cette nation.

Le 23 janvier 1861, M. Arnold Sutter avait été nommé consul général de la Confédération Suisse au Mexique. Il fut reconnu en cette qualité le 15 mars 1861, conformément aux pouvoirs qui lui avaient été adressés directement, et non par l'intermédiaire de la légation de France.

Cependant le 29 janvier 1862, M. de Wagner, ministre de Prusse, crut encore pouvoir élever une réclamation auprès du gouvernement mexicain en faveur d'un citoyen Suisse, M. Santiago Kern, propriétaire du moulin Valdes, et appuya sa réclamation en disant que M. de Saligny, à son départ de Mexico, avait placé les citoyens suisses sous la protection de la Prusse. Le gouvernement mexicain s'adressa alors au consul général de la Confédération pour lui demander s'il était oui ou non, sous la protection de la France, et voici la réponse textuelle que lui adressa cet agent:

Consulat général de Suisse à Mexico.

8 février 1862.

» Le soussigné, consul général de la Confédération Suisse, a l'honneur d'accuser réception à S. E. M. le ministre des affaires étrangères de la note qu'il lui a adressée en date du 7 courant pour lui demander s'il se trouve ou non dans l'exercice de ses fonctions consulaires, attendu que l'attention du gouvernement a été appelée sur le fait que d'abord la légation de France, et ensuite celle de S. M. le roi de Prusse, ont traité des questions qui touchaient aux intérêts des citoyens Suisses.

» Le soussigné a l'honneur de répondre à S. E., que les instructions qu'il a reçues de son gouvernement l'autorisent, sous tous les rapports, à se mettre en relation directe avec le gouvernement de la République mexicaine, et à recevoir aussi toutes les communications que le gouvernement mexicain voudrait bien lui transmettre.

» En même temps, il est de son devoir d'informer S. E., que

d'après une convention célébrée entre le gouvernement de la Confédération Suisse et le gouvernement des États-Unis d'Amérique, les consuls suisses sont autorisés à demander, dans le cas de besoin, la protection des agents diplomatiques des États-Unis, et que ceux-ci sont instruits qu'ils doivent protéger les citoyens Suisses à l'égal de leurs propres nationaux.

» Le soussigné, etc...,

Signé ARNOLD SUTTER.

» A S. E. M. le ministre des affaires étrangères, Mexico. »

On voit par cette déclaration que les consuls généraux de la Confédération Suisse au Mexique ont toujours été autorisés à se mettre directement en rapport avec le gouvernement du pays pour l'expédition des affaires courantes; et que, dans les cas extraordinaires, ils doivent réclamer en faveur de leurs nationaux la protection des agents diplomatiques américains.

Dès lors M. Balthazar Stachelin, en déposant à la légation de France les archives du consulat de son pays, ne pouvait transmettre au chef de cette légation que les pouvoirs dont il était lui-même investi; et comme ces pouvoirs n'avaient trait qu'à l'expédition des affaires courantes, il s'ensuit que M. Jecker, Suisse et tout ce qu'il y avait de plus Suisse à l'époque où fut signé son fameux contrat, aurait dû transmettre sa réclamation, s'il croyait devoir en faire une, par l'intermédiaire de la légation des États-Unis et non par l'entremise du ministre de France.

Cette circonstance explique pourquoi M. de Saligny, dès le mois de janvier 1862, s'est refusé d'une manière si péremptoire à entrer avec les commissaires de la GrandeBretagne et de l'Espagne dans le détail des créances qu'il prétendait avoir le droit de revendiquer. Elle dit encore pourquoi, dans la fameuse conférence du 9 avril, il était si pressé de rompre avec le gouvernement mexicain, même avant l'ouverture des négociations fixées sur sa demande au 15 du même mois; car alors il aurait été oblige d'entrer dans des explications qu'il voulait à tout prix éviter; mais elle ne donne pas raison des motifs qui l'ont engagé à compromettre l'or et le sang de la France pour soutenir les in térêts d'un usurier suisse, en faveur duquel le ministre du

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