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missionnaires vont partout. Cela est bientôt dit. Mais vont-ils dans le cœur de l'Afrique, encore inconnu, et où jamais Européen n'a pénétré jusqu'à présent? Vontils dans la Tartarie méditerranée suivre à cheval les hordes ambulantes, dont jamais étranger n'approche, et qui, loin d'avoir ouï parler du pape, connoissent à peine le grand lama? Vont-ils dans les continents immenses de l'Amérique, où des nations entières ne savent pas encore que des peuples d'un'autre monde ont mis les pieds dans le leur? Vont-ils au Japon, dont leurs manoeuvres les ont fait chasser pour jamais, et où leurs prédécesseurs ne sont connus des générations qui naissent que comme des intrigants rusés, venus avec un zéle hypocrite pour s'emparer doucement de l'empire! Vont-ils dans les harems des princes de l'Asie annoncer l'Évangile à des milliers de pauvres esclaves? Qu'ont fait les femmes de cette partie du monde pour qu'aucun missionnaire ne puisse leur prêcher la foi? Iront-elles toutes en enfer

été recluses?

pour avoir

Quand il seroit vrai que l'Évangile est annoncé par toute la terre, qu'y gagneroit-on? la veille du jour que le premier missionnaire est arrivé dans un pays il y est sûrement mort quelqu'un qui n'a pu l'entendre. Or, dites-moi ce que nous ferons de ce quelqu'un-là? N'y eût-il dans tout l'univers qu'un seul homme à qui l'on n'auroit jamais prêché Jésus-Christ, l'objection seroit aussi forte pour ce seul homme que pour le quart du genre humain.

Quand les ministres de l'Évangile se sont fait entendre aux peuples éloignés, que leur ont-ils dit qu'on

pût raisonnablement admettre sur leur parole, et qui ne demandat pas la plus exacte vérification? Vous m'annoncez un Dieu né et mort, il y a deux mille ans, à l'autre extrémité du monde, dans je ne sais quelle petite ville, et vous me dites que tous ceux qui n'auront point cru à ce mystèrè seront damnés. Voilà des choses bien étranges pour les croire si vite sur la seule autorité d'un homme que je ne connois point! Pourquoi votre Dieu a-t-il fait arriver si loin de moi les événements dont il vouloit m'obliger d'être instruit? Est-ce un crime d'ignorer ce qui se passe aux antipodes? Puis-je deviner qu'il y a eu dans un autre hémisphère un peuple hébreu et une ville de Jérusalem? Autant vaudroit m'obliger de savoir ce qui se fait dans la lune. Vous venez, dites-vous, me l'apprendre; mais pourquoi n'êtes-vous pas venu l'apprendre à mon père? ou pourquoi damnez-vous ce bon vieillard pour n'en avoir jamais rien su? Doit-il être éternellement puni de votre paresse, lui qui étoit si bon, si bienfaisant, et qui ne cherchoit que la vérité? Soyez de bonne foi, puis mettez-vous à ma place: voyez si je dois, sur votre seul témoignage, croire toutes les choses incroyables que vous me dites, et concilier tant d'injustices avec le Dieu juste que vous m'annoncez. Laissez-moi, de grace, allez voir ce pays lointain où s'opérèrent tant de merveilles inouïes dans celuici*; que j'aille savoir pourquoi les habitants de cette

*VAR.

.....

aller voir ce merveilleux pays où les vierges accouchent, où les dieux naissent, mangent, souffrent et meurent; que j'aille.... - Même observation sur cette variante que sur celle qu'on a vue ci-devant, page 92. Elle existe en effet dans le manuscrit auto

Jérusalem ont traité Dieu comme un brigand. Ils ne l'ont pas, dites-vous, reconnu pour Dieu. Que ferai-je donc, moi qui n'en ai jamais entendu parler que par vous? Vous ajoutez qu'ils ont été punis, dispersés, opprimés, asservis, qu'aucun d'eux n'approche plus de la même ville. Assurément ils ont bien mérité tout cela; mais les habitants d'aujourd'hui, que disent-ils du déicide de leurs prédécesseurs? Ils le nient, ils ne reconnoissent pas non plus Dieu pour Dieu. Autant valoit donc laisser les enfants des autres.

Quoi ! dans cette même ville où Dieu est mort, les anciens ni les nouveaux habitants ne l'ont point reconnu, et vous voulez que je le reconnoisse, moi qui suis né deux mille ans après à deux mille lieues de là! Ne voyez-vous pas qu'avant que j'ajoute foi à ce livre que vous appelez sacré, et auquel je ne comprends rien, je dois savoir par d'autres que vous quand et par qui il a été fait, comment il s'est conservé, comment il vous est parvenu, ce que disent dans le pays, pour leurs raisons, ceux qui le rejettent, quoiqu'ils sachent aussi bien que vous tout ce que vous m'apprenez? Vous sentez bien qu'il faut nécessairement que j'aille en Europe, en Asie, en Palestine, examiner tout par moi-même : il faudroit que je fusse fou pour vous écouter avant ce temps-là.

Non seulement ce discours me paroît raisonnable, mais je soutiens que tout homme sensé doit, en pareil cas, parler ainsi, et renvoyer bien loin le missi

graphe, mais raturée par l'auteur, qui l'a remplacée par une leçon nouvelle, telle qu'elle est ici, et telle qu'elle se trouve dans toutes les éditions antérieures à celle de 1801.

sionnaire qui, avant la vérification des preuves, veut se dépêcher de l'instruire et de le baptiser. Or je soutiens qu'il n'y a pas de révélation contre laquelle les mêmes objections ou d'autres équivalentes n'aient autant et plus de force que contre le christianisme *. D'où il suit que s'il n'y a qu'une religion véritable, et que tout homme soit obligé de la suivre sous peine de damnation, il faut passer sa vie à les étudier toutes, à les approfondir, à les comparer, à parcourir les pays où elles sont établies. Nul n'est exempt du premier devoir de l'homme, nul n'a droit de se fier au jugement d'autrui. L'artisan qui ne vit que de son travail, le laboureur qui ne sait pas lire, la jeune fille délicate et timide, l'infirme qui peut à peine sortir de son lit, tous, sans exception, doivent étudier, méditer, disputer, voyager, parcourir le monde: il n'y aura plus de peuple fixe et stable; la terre entière ne sera couverte que de pèlerins allant à grands frais, et avec de longues fatigues, vérifier, comparer, examiner par eux-mêmes les cultes divers qu'on y suit. Alors, adieu les métiers, les arts, les sciences humaines, et toutes les occupations civiles: il ne peut plus y avoir d'autre étude que celle de la religion : à grand'peine celui qui aura joui de la santé la plus robuste, le mieux employé son temps, le mieux usé de sa raison, vécu le plus d'années, saura-t-il dans sa vieillesse à quoi s'en tenir; et ce sera beaucoup s'il

* Il est à remarquer que ces mots, ou d'autres équivalentes, ne sont ni dans le manuscrit autographe, ni dans aucune des éditions antérieures à l'édition de Genève.

ÉMILE. 2.

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apprend avant sa mort dans quel culte il auroit dû vivre.

Voulez-vous mitiger cette méthode, et donner la moindre prise à l'autorité des hommes : à l'instant vous lui rendez tout; et si le fils d'un chrétien fait bien de suivre, sans un examen profond et impartial, la religion de son père, pourquoi le fils d'un Turc feroitil mal de suivre de même la religion du sien *? Je défie tous les intolérants du monde de répondre à cela rien qui contente un homme sensé.

Pressés par ces raisons, les uns aiment mieux faire Dieu injuste, et punir les innocents du péché de leur père, que de renoncer à leur barbare dogme. Les autres se tirent d'affaire en envoyant obligeamment un ange instruire quiconque, dans une ignorance invincible, auroit vécu moralement bien. La belle invention que cet ange! Non contents de nous asservir a leurs machines, ils mettent Dieu lui-même dans la nécessité d'en employer.

Voyez, mon fils, à quelle absurdité mènent l'orgueil et l'intolérance, quand chacun veut abonder dans son sens, et croire avoir raison exclusivement au reste du genre humain. Je prends à témoin ce Dieu de paix que j'adore et que je vous annonce, que toutes mes recherches ont été sincères; mais voyant qu'elles étoient, qu'elles seroient toujours sans succès,

.....

et

* VAR. la religion du sien? Combien d'hommes sont à Rome très bons catholiques, qui, par la même raison, seroient très bons musulmans s'ils fussent nés à la Mecque! et réciproquement que d'honnêtes gens sont très bons Turcs en Asie, qui seroient très bons chrétiens parmi nous !

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