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qui importe à l'homme est de remplir ses devoirs sur la terre; et c'est en s'oubliant qu'on travaille pour soi. Mon enfant, l'intérêt particulier nous trompe; il n'y a que l'espoir du juste qui ne trompe point.

J'ai transcrit cet écrit, non comme une règle des sentiments qu'on doit suivre en matière de religion, mais comme un exemple de la manière dont on peut raisonner avec son éléve, pour ne point s'écarter de la méthode que j'ai tâché d'établir. Tant qu'on ne donne rien à l'autorité des hommes, ni aux préjugés du pays où l'on est né, les seules lumières de la raison ne peuvent, dans l'institution de la nature, nous mener plus loin que la religion naturelle; et c'est à quoi je me borne avec mon Émile. S'il en doit avoir une autre,

pensoient que le chagrin en étoit passé, et me disoient: Je te prie, « halal becon antchisra, c'est-à-dire, rends-moi cette affaire licite « ou juste. Quelques uns même m'ont fait des présents et rendu « des services, afin que je leur pardonnasse en déclarant que je le << faisois de bon cœur : de quoi la cause n'est autre que cette créance <« qu'on ne passera point le pont de l'enfer qu'on n'ait rendu le « dernier quatrain à ceux qu'on a oppressés. » Tome VII, in-12,

page 50.

Croirai-je que l'idée de ce pont qui répare tant d'iniquités n'en prévient jamais? Que si l'on ôtoit aux Persans cette idée, en leur persuadant qu'il n'y a ni Poul-Serrho, ni rien de semblable, où les opprimés soient vengés de leurs tyrans après la mort, n'est-il pas clair que cela mettroit ceux-ci fort à leur aise, et les délivreroit du soin d'apaiser ces malheureux? Il est donc faux que cette doctrine ne fût pas nuisible; elle ne seroit donc pas la vérité.

de

Philosophe, tes lois morales sont fort belles; mais montre-m'en, grace, la sanction. Cesse un moment de battre la campagne, et dis-moi nettement ce que tu mets à la place du Poul-Serrho.

je n'ai pas en cela le droit d'être son guide; c'est à lui seul de la choisir.

Nous travaillons de concert avec la nature, et tandis qu'elle forme l'homme physique, nous tâchons de former l'homme moral; mais nos progrès ne sont pas les mêmes. Le corps est déjà robuste et fort, que l'ame est encore languissante et foible; et quoi que l'art humain puisse faire, le tempérament précède toujours la rajson. C'est à retenir l'un et à exciter l'autre que nous avons jusqu'ici donné tous nos soins, afin que l'homme fût toujours un, le plus qu'il étoit possible. En développant le naturel, nous avons donné le change à sa sensibilité naissante; nous l'avons réglé en cultivant la raison. Les objets intellectuels modéroient l'impression des objets sensibles. En remontant au principe des choses, nous l'avons soustrait à l'empire des sens; il étoit simple de s'élever de l'étude de la nature à la recherche de son auteur.

Quand nous en sommes venus là, quelles nouvelles prises nous nous sommes données sur notre éléve! que de nouveaux moyens nous avons de parler à son cœur! C'est alors seulement qu'il trouve son véritable intérêt à être bon, à faire le bien loin des regards des hommes, et sans y être forcé par les lois, à être juste entre Dieu et lui, à remplir son devoir, même aux dépens de sa vie, et à porter dans son cœur la vertu, non seulement pour l'amour de l'ordre auquel chacun préfère toujours l'amour de soi, mais pour l'amour de l'auteur de son être, amour qui se confond avec ce même amour de soi, pour jouir enfin du bonheur durable que le repos d'une bonne conscience et la con

templation de cet Être suprême lui promettent dans l'autre vie, après avoir bien usé de celle-ci. Sortez de là, je ne vois plus qu'injustice, hypocrisie et mensonge parmi les hommes : l'intérêt particulier, qui, dans la concurrence, l'emporte nécessairement sur toutes choses, apprend à chacun d'eux à parer le vice du masque de la vertu. Que tous les autres hommes fassent mon bien aux dépens du leur; que tout se rapporte à moi seul; que tout le genre humain meure, s'il le faut, dans la peine et dans la misère pour m'épargner un moment de douleur ou de faim: tel est le langage intérieur de tout incrédule qui raisonne. Oui, je le soutiendrai toute ma vie ; quiconque a dit dans son cœur, Il n'y a point de Dieu, et parle autrement, n'est qu'un menteur ou un insensé.

Lecteur, j'aurai beau faire, je sens bien que vous et moi ne verrons jamais mon Émile sous les mêmes traits; vous vous le figurerez toujours semblable à vos jeunes gens, toujours étourdi, pétulant, volage, errant de fête en fête, d'amusement en amusement, sans jamais pouvoir se fixer à rien. Vous rirez de me voir faire un contemplatif, un philosophe, un vrai théologien, d'un jeune homme ardent, vif, emporté, fougueux, dans l'âge le plus bouillant de la vie. Vous direz: Ce rêveur poursuit toujours sa chimère; en nous donnant un élève de sa façon, il ne le forme pas seulement, il le crée, il le tire de son cerveau; et croyant toujours suivre la nature, il s'en écarte à chaque instant. Moi, comparant mon élève aux vôtres, je trouve à peine ce qu'ils peuvent avoir de commun. Nourri si différemment, c'est presque un miracle s'il leur res

semble en quelque chose. Comme il a passé son enfance dans toute la liberté qu'ils prennent dans leur jeunesse, il commence à prendre dans sa jeunesse la régle à laquelle on les a soumis enfants : cette régle devient leur fléau, ils la prennent en horreur, ils n'y voient que la longue tyrannie des maîtres; ils croient ne sortir de l'enfance qu'en secouant toute espèce de joug ; ils se dédommagent alors de la longue contrainte où l'on les a tenus, comme un prisonnier, délivré des fers, étend, agite et fléchit ses membres.

Émile, au contraire, s'honore de se faire homme et de s'assujettir au joug de la raison naissante; son corps, déjà formé, n'a plus besoin des mêmes mouvements, et commence à s'arrêter de lui-même, tandis que son esprit, à moitié développé, cherche à son tour à prendre l'essor. Ainsi l'âge de raison n'est pour les uns que l'âge de la licence; pour l'autre, il devient l'âge du raisonnement.

Voulez-vous savoir lesquels d'eux ou de lui sont mieux en cela dans l'ordre de la nature? considérez les différences dans ceux qui en sont plus ou moins éloignés : observez les jeunes gens chez les villageois, et voyez s'ils sont aussi pétulants que les vôtres. « Durant l'enfance des sauvages, dit le sieur Le Beau, « on les voit toujours actifs, et s'occupant sans cesse « à différents jeux qui leur agitent le corps; mais à

Il n'y a personne qui voie l'enfance avec tant de mépris que ceux qui en sortent, comme il n'y a pas de pays où les rangs soient gardés avec plus d'affectation que ceux où l'inégalité n'est pas grande, et où chacun craint toujours d'être confondu avec son inférieur.

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< peine ont-ils atteint l'âge de l'adolescence, qu'ils de« viennent tranquilles, rêveurs; ils ne s'appliquent

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plus guère qu'à des jeux sérieux ou de hasard 1. » Émile, ayant été élevé dans toute la liberté des jeunes paysans et des jeunes sauvages, doit changer et s'arrêter comme eux en grandissant. Toute la différence est qu'au lieu d'agir uniquement pour jouer ou pour se nourrir, il a, dans ses travaux et dans ses jeux, appris à penser. Parvenu donc à ce terme par cette route, il se trouve tout disposé pour celle où je l'introduis: les sujets de réflexions que je lui présente irritent sa curiosité, parcequ'ils sont beaux par eux-mêmes, qu'ils sont tout nouveaux pour lui, et qu'il est en état de les comprendre. Au contraire, ennuyés, excédés de vos fades leçons, de vos longues morales, de vos éternels catéchismes, comment vos jeunes gens ne se refuseroient-ils pas à l'application d'esprit qu'on leur a rendue triste, aux lourds préceptes dont on n'a cessé de les accabler, aux méditations sur l'auteur de leur être, dont on a fait l'ennemi de leurs plaisirs! Ils n'ont conçu pour tout cela qu'aversion, dégoût, ennui; la contrainte les en a rebutés : le moyen désormais qu'ils s'y livrent quand ils commencent à disposer d'eux? Il leur faut du nouveau pour leur plaire, il ne leur faut plus rien de ce qu'on dit aux enfants. C'est la même chose pour mon éléve; quand il devient homme, je lui parle comme à un homme, et ne lui dis que des choses nouvelles; c'est précisément parcequ'elles ennuient les autres qu'il doit les trouver de son goût.

'Aventures du sieur C. Le Beau, avocat au parlement, tome II, page 70.

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