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près inconnu. Rien de semblable ne s'est produit en France, et la comparaison de tendances si diverses chez deux nations si voisines mérite bien quelque attention. En France, après des siècles de soumission, l'esprit critique s'éveilla un jour, caustique, amer, impie, foulant aux pieds ce que les générations précédentes avaient respecté, confondant le bien et le mal dans un semblable mépris et une haine égale, déversant sur le christianisme lui-même l'horreur qu'il éprouvait pour le catholicisme, et allant, dans ses coupables excès, jusqu'à prendre en main la cause du matérialisme. Rien de semblable ne se présente en Allemagne. Après deux siècles de liberté religieuse, telle du moins que le protestantisme l'avait faite aux nations germaniques, une tendance à unir étroitement la philosophie à la révélation se manifeste chez des théologiens disciples de Leibnitz et de Wolf; elle se développe à travers les vicissitudes que la variété inhérente aux esprits ne pouvait manquer de faire subir à une doctrine discutée, ou à des recherches nombreuses sur un sujet unique, quelle que fût l'unité qu'il portât en lui-même; chacun se présente avec son explication; le dernier venu attaque ses prédécesseurs, fait ressortir les côtés faibles de leurs systèmes, propose ses solutions, aussi faibles, quelquefois plus faibles encore que celles qu'il combat. Depuis l'Exégèse pratique et respectueuse de Spence jusqu'aux témérités de Strauss, il a dû se succéder, et il s'est développé, en effet, bien des phases diverses du besoin de réforme, et de la curiosité infatigable de la critique. Pouvait-il en être autrement?...

C'est le tableau plein d'intérêt de ces essais d'esprits distingués que trace l'ouvrage de M. Saintes, tableau que des analyses intelligentes, des critiques limitées et précises ont su resserrer dans l'espace d'un seul volume. Mais à la suite de travaux si divers dont il fut l'objet, d'interprétations si divergentes auxquelles dut, en vertu de son principe même, être soumis le christianisme de la réforme, peut-on supposer que la reconstruction de la croyance, dans un ensemble qui laisse intacts les droits de la liberté, puisse être attendue dans un court délai, provoquée, espérée de nos jours ?... Nous ne le pensous pas; mais nous ne pouvons nous empêcher de rendre hommage aux lumières qui pressentent cette unité, et au sentiment de piété élevée et sincère qui y aspire, pour le bonheur et pour la dignité du monde chrétien.

LIBRE ÉCHANGE ET PROTECTION, par M. G. GOLDENBERG. Un vol. in-8° de 226 pages.

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chez Firmin Didot frères.

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Paris, 1847;

Libre ÉCHANGE, PROTECTION! Ces deux mots, ou plutôt les faits qu'ils expriment, ont, depuis quelques années, fixé à un très-haut degré l'attention publique chez nos voisins d'outre-mer. Ils ont mis aux prises la vieille, riche et puissante aristocratie territoriale anglaise, avec la jeune et vigoureuse industrie manufacturière de la Grande-Bretagne, et produit une agitation à la suite de laquelle l'immolation de l'ancien tarif protecteur des céréales a été offerte en holocauste au continent européen, pour obtenir que lui aussi il fasse le sacrifice des tarifs qui protégent ses industries contre les redoutables envahissements de l'Angleterre.

Ces deux mots doivent-ils produire, en France, la même agitation et les mêmes résultats ? Sommes-nous destinés à voir plusieurs de nos grandes industries, privées du salutaire appui que leur prête un tarif protecteur, lutter sans succès contre des rivaux placés dans des conditions infiniment plus favorables que celles dans lesquelles se trouvent nos manufacturiers, et, après de nombreux et impuissants efforts, succomber, en jetant sur le pavé de nos rues des milliers de bras sans ouvrage?

Si nous devons en juger par le spectacle dont nous sommes témoins depuis déjà plus d'un an, nos libre-échangistes ne seront pas aussi heureux que l'illustre chef de la ligue anglaise, Cobden. Leurs tentatives de meetings n'ont pu réunir qu'un petit nombre de curieux; toutes nos grandes villes manufacturières ont repoussé leurs périlleuses théories, et, quoiqu'ils comptent plusieurs de leurs amis les plus dévoués dans l'une et l'autre Chambre législative, ils n'ont pu présenter, du haut de la tribune, un exposé complet et raisonné de leur système. A quoi donc tient cette espèce d'isolement dans lequel ils se trouvent, au milieu de la nation?

C'est qu'il y a, en France, quelqu'un qui a plus de sagesse et de bon sens que ceux qui, en cherchant le bien public, se laissent illusionner par les plus séduisantes rêveries; et ce quelqu'un, c'est tout le monde. Oui, tout le monde, en France, a compris que, dans l'état où se trouvent nos industries agricole et manufacturière, il ne peut y avoir pour elles que danger à accepter l'offre que vient nous faire hypocritement la Grande-Bretagne; tout le monde a compris que, pour soutenir la lutte à armes égales, il faut que nos industries, à peine naissantes, se soient développées et fortifiées pendant de longues années, soient sorties de l'enfance et arrivées à l'âge de virilité; tout le monde a compris, enfin, que, pour que ce développement

de notre industrie puisse se faire sans obstacles et rapidement, il faut qu'un système économique, adopté de longue main par l'administration, et suivi avec cette persévérance dont le gouvernement anglais nous a donné si souvent des exemples, hélas! trop rarement suivis chez nous, la place dans ces conditions qui ont si puissamment contribué à mettre dans une situation prospère l'industrie de nos rivaux, et à l'y maintenir.

Mais, disent les libre-échangistes, à ce compte, vous condamnez le pays à supporter indéfiniment le poids de tarifs qui font hausser considérablement, doubler même quelquefois, le prix des articles de consommation; et l'intérêt de la population est de payer ces articles au plus bas prix possible. Sans doute, toutes les classes de la population, et les classes humbles surtout, sont intéressées à ce que les articles qu'elles consomment habituellement leur soient livrés à bon marché. Mais, pour se procurer ces objets, quelque réduit qu'en soit le prix, il faut avoir l'argent nécessaire pour les payer. Seul, le travail peut donner cet argent aux classes humbles. Or si, par des suppres`sions de droits, vous favorisez l'introduction en France des denrées et marchandises importées de l'étranger, vous ruinez le travail national similaire, et, par suite, vous mettez l'ouvrier dans l'impossibilité d'acheter les articles qui lui sont indispensables. Vous nuisez, en même temps, à l'agriculteur et au manufacturier, qui, pour soutenir la concurrence de l'étranger, sont forcés de réduire le prix de leurs produits même au-dessous du prix de revient. Vous nuisez, enfin, au capitaliste lui-même, qui, dans un tel état de choses, ne peut plus espérer de tirer le même revenu du loyer de son capital. Ainsi, toutes les classes de la société auraient à souffrir de cette brusque introduction du système du libre échange. Pour qu'il puisse être établi entre deux pays, sans que l'un soit la dupe de l'autre, il faut qu'ils se trouvent dans une position à peu près identique. Or, ne soyons pas fiers, mettons de côté l'orgueil national, et sachons reconnaître, avec humilité, qu'en fait de ces grandes industries manufacturières qui ont pour objet la fabrication des fers, des étoffes de laine, de coton, de lin, de chanvre, nous sommes encore loin de la Grande-Bretagne. Avons-nous en aussi grande abondance qu'elle, pouvons-nous nous procurer au même prix le fer et la houille, ces deux grands éléments du travail manufacturier? Les matières premières, telles que la laine, le coton, le lin, le chanvre, ne sont-elles pas d'un prix plus élevé en France qu'en Angleterre ? Avons-nous une égale abondance de capitaux, et leur loyer ne coûte-t-il pas plus cher chez nous que chez nos voisins? Possédons-nous, comme eux, ces puissantes machines, dont l'emploi produit une si grande réduction dans le prix de revient des marchandises? Avons-nous tous les marchés de l'Orient à approvisionner? Le capital employé par nos manufacturiers en achat de matériel et frais de premier établissement, est-il depuis longtemps amorti, comme chez nos rivaux ?

En ouvrant notre marché aux fers et aux tissus de l'Angleterre,

pouvons-nous espérer que quelques-uns de nos articles seront consommés par elle en plus grande quantité? Oui, répondent les libreéchangistes. Les soieries, les vins, les articles de luxe trouveront un plus abondant écoulement en Angleterre. Les soieries! Mais l'Angleterre produit à un prix au moins aussi réduit que le nôtre les soieries ordinaires et communes, les étoffes unies. Il ne pourrait donc y avoir augmentation que pour les étoffes façonnées, dont la consommation n'est jamais bien considérable. Les vins! Mais la grande masse de la population ne préfère-t-elle pas pour sa boisson habituelle le porter? N'aurions-nous pas, d'ailleurs, de redoutables concurrents dans les vins du Portugal? Et puis, une augmentation des droits d'accise ne viendrait-elle pas, comme il est arrivé en Belgique, annuler la réduction résultant de la diminution des droits d'entrée ? Les articles de luxe! Mais il en est de ces articles comme des riches étoffes de soie : leur consommation ne saurait jamais être fort considérable.

Sachons au moins, une fois pour toutes, démasquer la tactique de nos rivaux, puisque l'état de notre industrie, et peut-être aussi la franchise de notre caractère national, ne nous permettent pas de l'imiter. Ils ne se présentent qu'armés de pied en cap dans la lice où ils voudraient nous attirer, avant que nous ayons eu le temps de revêtir, et même de fabriquer notre armure, espérant qu'ils se déferont facilement d'un adversaire livré à sa propre faiblesse.

Cette différence profonde qui existe, pour un si grand nombre d'articles, entre l'industrie manufacturière de nos voisins et la nôtre, est un fait qui doit appeler toute la sollicitude du gouvernement. Il doit travailler à faire disparaître cette inégalité, en donnant à nos manufactures le moyen de produire à meilleur marché, par la réduction des droits d'entrée sur les matières premières, par l'abaissement des impôts de consommation et des droits d'octroi, perçus sur des articles de première nécessité, lesquels, en faisant augmenter le prix de ces articles, font hausser le prix de la main-d'œuvre, et, par suite, le prix de revient des marchandises; par la réduction de la rente, qui fera baisser le taux du loyer de l'argent; enfin, par l'ouverture de nouveaux marchés à l'étranger, pour l'écoulement de nos produits.

Sans doute, les intérêts de nos consommateurs ne doivent pas non plus être négligés, et il faut travailler à leur procurer, au taux le plus bas possible, les articles d'un usage habituel. Mais cette amélioration ne saurait être instantanée. Cependant, pour que nos industriels ne s'endorment pas, après s'être mis à l'abri de la concurrence étrangère derrière les droits protecteurs, il faut que des réductions de droits, sagement échelonnées par périodes plus ou moins longues, leur apprennent que l'État doit aussi prendre en main les intérêts des consommateurs, et qu'il retirera sa protection aux industries qui, dans un temps donné, n'auront pas su se protéger elles-mêmes.

Les considérations que nous venons de développer peuvent être en opposition avec de savantes théories; mais elles sont le résultat d'un examen attentif de ce qu'enseigne la pratique des affaires indus

trielles, fait avec les lumières du simple bon sens. Nous avons retrouvé plusieurs de ces considérations dans le livre que M. Goldenberg, qui, lui aussi, est un homme pratique, a publié sur le libre-échange et la protection.

Comme il le fait fort bien observer, c'est sous le règne d'Élisabeth que le gouvernement anglais commença à s'occuper du commerce et de l'industrie, et depuis lors, c'est-à-dire, depuis plus de deux cent cinquante ans, toujours fidèle au système qu'il avait adopté, il n'a pas cessé de les protéger et de prohiber les concurrences étrangères. C'est ainsi qu'il est parvenu à les faire arriver au degré de prospérité qu'ils ont atteint.

Chez nous aussi, Henri IV et Sully s'occupèrent, à la même époque, de protéger les manufactures. Colbert imita leur exemple. Mais la fatale révocation de l'édit de Nantes leur porta un coup mortel, dont les puissances étrangères tirèrent d'autant plus de profit, qu'elles recueillirent les réfugiés, qui transportèrent chez elles leur industrie. Elles furent aussi protégées sous le gouvernement impérial, autant que le permettaient des guerres continuelles. Mais ce n'est que depuis 'le retour de la paix, en 1815, que la production manufacturière a pu se développer, à l'abri d'une protection nationale constante. Une industrie protégée pendant trente ans seulement, peut-elle lutter avec avantage contre une industrie protégée, sans interruption, pendant deux cent cinquante ans, même dans les moments les plus critiques, avec une persévérance qui n'est guère l'un des traits distinctifs de notre caractère national?

Aussi M. Goldenberg fait-il voir, par des faits et des raisonnements dont l'exactitude ne saurait être contestée, que l'établissement immédiat du libre échange serait la ruine de notre commerce intérieur, comme de notre commerce extérieur. Mais, tout en admettant cette conclusion, nous ne saurions penser, comme lui, que des réductions successives sur les droits protecteurs, ou le maintien de ces droits, en assignant un certain délai à diverses industries pour qu'elles se mettent en mesure de se passer de protection, auraient absolument le même résultat que la brusque introduction du libre échange. Nous ne pouvons reconnaître, avec lui, qu'entre non protection et protection il n'y a pas de milieu. Nous ne sommes pas, en effet, de ces hommes impérieux et absolus qui disent fièrement: Tout ou rien. Nous sommes convaincus, au contraire, qu'on ne doit pas employer la force et la violence pour imposer aux consommateurs d'un pays l'obligation de s'approvisionner des produits d'une industrie nationale, qui ne peut se soutenir qu'à grand renfort de taxes, lorsqu'une expérience de plusieurs années a démontré que cette industrie est dans l'impossibilité de produire à meilleur marché, et de réduire ses prix de vente. L'intérêt du pays exige qu'une industrie placée dans de telles conditions soit abandonnée à elle-même. Or la réduction progressive des droits protecteurs est le meilleur moyen, d'une part, de contraindre les manufacturiers à améliorer leurs procédés de fabrica

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