Page images
PDF
EPUB

universel; la forme ne fut plus que la représentation d'elle-même, c'està-dire des individualités dont elle était composée. Le monarque régnait pour sa famille, pour lui-même; il exploitait sa glèbe humaine, comme un cultivateur exploite la glèbe de sa ferme; et, dans les fédéralismes, chaque localité, chaque seigneurie ne représentait rien de plus que sa propre personnalité. Toutes choses revêtirent ainsi le caractère égoïste, dans la vie intérieure de ces sociétés comme dans leur vie extérieure. Il ne faut pas oublier en effet, sous ce dernier rapport, que les peuples marchands de l'Europe, ceux qui font commerce de tout, de la paix comme de la guerre, sont d'origine protestante.

Il est surtout une œuvre bien propre à marquer la différence qui existe entre l'esprit dont il s'agit et l'esprit catholique, et dont nous ne pouvons nous dispenser de faire ici mention. Nous voulons parler du système suivi dans les établissemens coloniaux. Il est de fait que dans toutes les colonies fondées par les peuples luthériens ou calvinistes, les populations indigènes ont été détruites toutes les fois qu'elles n'ont pas été assez fortes pour résister par leur masse. Ainsi est-il arrivé dans toute l'Amérique du Nord, dans la Guiane, où les naturels ont été anéantis par le glaive. Les Français, au Canada, avaient commencé des missions; mais elles furent détruites par la guerre. Ils avaient fait de même à Cayenne, et ces institutions prospéraient; mais la révolution les a fait abandonner; les indigènes se sont dispersés, et la nature sauvage a de nouveau envahi le sol qu'on lui avait arraché, et ruiné les habitations. Il faut étudier l'œuvre catholique, là où elle put se développer librement au moins pendant quelques années. Or, c'est surtout dans les conquêtes espagnoles que cette sécurité nécessaire a été le moins troublée. L'école encyclopédiste et voltairienne, dans le dernier siècle, s'est complaisamment apitoyée sur la barbarie des conquérans espagnols, sur leur fanatisme intolérant et cruel, sur les massacres dont ils s'étaient rendus coupables au Nouveau-Monde. A force de le répéter, à force de phrases sentimentales ils l'ont fait croire; et cependant l'accusation n'était qu'un grossier mensonge. Voyez en effet le résultat : en trois siècles une population nombreuse a été amenée, par la foi chrétienne, de l'état barbare à celui de civilisation, au point de sentir les passions sociales qui nous animent en France. Au Mexique, la révolution a trouvé une population de six millions d'habitans dans laquelle on ne comptait que soixante mille Espagnols. Ce furent des indigènes qui prirent les premiers les armes, sous la conduite d'un curé, pour conquérir l'indépendance de leur patrie. Au Pérou, sur les bords de l'Orénoque, à Bogota, sur toute la terre ferme, les indigènes forment l'immense majorité; et ce sont leurs armes qui ont été les plus redoutables aux Espagnols de Murillo. Au Paraguay, les jésuites avaient fondé un empire qui subsiste encore. Aux îles Luçon, l'Espagne a converti au catholicisme une population évaluée, en 1806, à un million quatre cent mille ames, dans laquelle on ne compte que six mille familles espagnoles, oasis de la civilisation européenne, placée, pour s'étendre, au milieu de la barbarie Malaise, Papou, etc. En Afrique, sur

la côte occidentale, il n'y a que deux alphabets, l'arabe et le portugais. Nous ne finirions pas si nous voulions nombrer tous les germes féconds que les colonisations catholiques ont jetés. Etouffés ou vivans, ils sont également une preuve de la différence entre l'esprit qui anima les anciens conquérans, et l'esprit des nouveaux. Ainsi, tandis que l'Espagnol établissait à Manille ses missions conservatrices, le Hollandais décimait les indigènes aux Moluques; il est de ces îles où il ne conserva que le nombre d'hommes nécessaire à l'exploitation des arbres à épices. Quel fut le principe de cette différence? c'est que les protestans n'étaient animés que de l'esprit individuel et de l'intérêt mercantile, tandis que les autres étaient poussés ou avaient leurs passions et leurs intérêts retenus par le sentiment social, par la foi dans le devoir chrétien. Mais revenons à la thèse dont nous poursuivions le développement.

La modification profonde par laquelle des populations entières s'isolèrent du but européen, ne fut pas la seule qui signala l'influence protestante. Il y en eut plusieurs autres dans le mécanisme gouvernemental lui-même, et non moins conformes aux principes de la doctrine luthérienne.

Nous avons reconnu, dans la préface précédente, que le protestantisme trouva ses premiers appuis dans les intérêts ou les passions, soit personnelles, soit ambitieuses, de quelques princes. On ne pouvait hésiter sur ce fait, dès que l'on voyait que Henri VIII avait été le premier protes tant en Angleterre, la haute noblesse en Allemagne, le roi et la noblesse en Danemark, Gustave Wasa en Suède, etc. Enfin, pour ôter toute espèce de place au doute, nous avons fait mention des réclamations des classes pauvres, et nous avons vu que dès que la réforme revêtit une signification populaire, celle qui commandait aux grands, autre chose que le soin de leurs propres intérêts, et leur demandait un peu de ce dévouement, de cette charité dont l'Église catholique autrefois, et la France, et l'ancienne Germanie avaient donné tant de preuves, ils ne surent répondre que par l'anathème et une ligue armée qui étouffa dans le sang les seuls mots chrétiens qui furent prononcés dans cette époque. Ainsi, malgré notre répugnance à blâmer, à flétrir peut-être les efforts et les opinions de tant d'hommes nos semblables, nous avons dû affirmer que l'égoïsme avait été le grand ouvrier du protestantisme. Or, quelle fut sa fin; quelle fut sa dernière conséquence européenne? Comment se terminèrent les longs troubles dont il fut l'origine?

Le traité de Westphalie est, généralement et à juste titre, considéré comme le pacte du nouveau droit des gens, qui succéda, en Europe, à celui qui avait régné dans le moyen âge. Ce fut là que furent définitivement réglées toutes les questions soulevées par le mouvement de la réforme, reconnues et établies en droit les positions acquises par les divers partis. Ce traité légitima le principe de la souveraineté individuelle, en reconnaissant à quelques familles le droit de possession héréditaire du privilége, soit monarchique, soit aristocratique, soit provincial. Il consacra toutes les usurpations qui s'étaient faites depuis un siècle. Et parmi

ces usurpations il faut en nommer quelques-unes dont aujourd'hui on comprendra de suite la signification. Le roi de Danemarck devint despote; la couronne de Suède cessa d'être élective; le duché de Prusse devint héréditaire, etc.

Ainsi la réforme conclut comme elle avait commencé ; à son origine elle était venue justifier quelques intérêts temporels; elle dut à cette circonstance la bienveillance des princes et sa fortune politique. Sa fécondité sociale finit en engendrant le droit de légitimité des races, dont la révolution française a tenté d'affranchir l'Europe.

Certes un pareil commencement, une pareille conclusion suffisent pour juger une doctrine. Mais on pourrait ne consentir à voir dans ce rapport qu'une concordance fortuite de faits. Il faut donc, dans l'intérêt du but que nous poursuivons ici, entrer dans de nouveaux détails. Ce sera d'ailleurs le moyen de revenir à la question par laquelle nous avons débuté, c'est-à-dire, de montrer en quoi et comment les révolutions sociales diffèrent les unes des autres. Nous commencerons par jeter un coup d'œil sur l'Allemagne.

Le lutheranisme n'apporta aucun changement important à la constitution politique du corps germanique. Il ne produisit rien de plus que quelques déplacemens de dignités, quelques dignitaires de plus, le remplacement de quelques évêchés par des principautés séculières et héréditaires. Aucune de ces modifications ne s'éleva au-delà de la portée individuelle; elles ne furent importantes que pour les familles qu'elles élevèrent.

La constitution politique de l'Allemagne était établie sur les bases suivantes : l'empire était électif, et nulle loi ne limitait, à cet égard, la liberté des électeurs : leur choix pouvait aller chercher un souverain partout où bon leur semblait. Ainsi, après la mort de Maximilien, en 1519, ils hésitèrent entre François Ier, roi de France, et Charles-Quint, roi d'Espagne. Les empereurs n'avaient d'autre moyen, pour assurer à leurs enfans l'hérédité de la couronne, que d'user de leur influence personnelle afin de se faire donner, de leur vivant, un successeur sous le titre, alors en usage, de roi des Romains. Ce fut en suivant avec persistance cette méthode que la maison d'Autriche réussit à convertir presque en un apanage de famille le titre impérial, qui n'avait été d'abord qu'une attribution toute volontaire de la part des électeurs.

Les électeurs étaient au nombre de sept, trois ecclésiastiques, quatre séculiers, tous exerçant les droits de souveraineté dans leurs états. Après le traité de Westphalie, il y eut un huitième électorat de créé, et un neuvième, au profit du duc de Hanovre, en 1690-1695. Les droits de ces hauts digitaires de l'empire étaient déjà considérables au commencement du seizième siècle. L'empereur ne pouvait, sans leur autorisation, rien décider sur la paix ni sur la guerre; il ne pouvait même convoquer les diètes de l'empire, sans en avoir délibéré avec eux. Ceuxci pouvaient au contraire, tenir toutes assemblées particulières qu'ils jugeaient nécessaire, sans la permission de l'empereur. Aux diètes appar

tenaient, le droit de confirmer, de renouveler, de changer et de porter les lois, le droit de paix et de guerre, le droit de régler les contributions, les tribunaux, les monnaies, etc. Tels sont quelques-uns des principaux articles que Charles-Quint promit et jura à son couronnement.

Les diètes ne s'assemblaient point à des époques fixes et périodiques, mais lorsque les circonstances l'exigeaient, et souvent elles duraient plusieurs années. Elles étaient composées du collége des électeurs, du collége des princes régnans, soit ecclésiastiques, soit séculiers, et du collége des villes. Le dernier de ces ordres était composé des députés des villes libres et souveraines. Elles étaient au nombre de cinquante-deux. Telles étaient les principales parties de la constitution du corps germanique. Nous passons sous silence une multitude d'institutions secondaires, dans lesquelles on trouve le même caractère de fédéralisme.

Mais ces traits généraux suffisent pour faire reconnaître les rapports existans entre l'organisation sociale de l'Allemagne et celle de au commencement de la troisième race; nul doute que cette analogie dans les institutions politiques ne soit due à leur origine française. Or, si l'on compare cette constitution avec celle qui existait en France, au seizième siècle, on trouvera que l'Allemagne avait un pas énorme à faire pour atteindre le degré d'unité sociale et de liberté individuelle qui existait déjà au temps de François Ier. Si le lutheranisme eût contenu en lui quelque chose de social; il eût au moins fait franchir au pays qui fut son berceau l'espace qui le séparait de l'état politique et civil où la France était parvenue en trois siècles. Il y avait, du point de vue chrétien, deux grandes révolutions à accomplir: il fallait détruire le fédéralisme, et le remplacer par l'unité de pouvoir; il fallait au moins supprimer le servage qui chez nous avait disparu de tout le sol appartenant à la couronne. Le lutheranisme ne fit rien de tout cela ; il ne sut travailler qu'à éteindre les mouvemens qui eurent lieu dans ce sens, et à justifier quelques ambitions et quelques passions temporelles.

Que gagnèrent les princes protestans dans la réforme? D'abord, aucun d'eux ne fut obligé à un grand effort pour soutenir son changement de foi. L'empereur Charles-Quint était trop occupé par la France, par l'Italie, et surtout par les Turcs qui, dans ce temps, vinrent mettre le siége jusque devant Vienne, pour que les réformés eussent rien à craindre de lui; loin de là, le roi d'Espagne avait tout à attendre de la bienveillance des princes allemands, soit catholiques, soit protestans; ce fut même avec une armée composée en grande partie des contingens que ces derniers lui avaient fournis, qu'il soumit le pape à ses volontés, et saccagea Rome, le centre du pouvoir chrétien, donnant ainsi l'exemple d'une impiété alors inouïe, et d'une barbarie qui restera toujours monstrueuse. Aussi toute la résistance de l'empereur Charles aux prétentions luthériennes, se borna à quelques démarches diplomatiques, et à des ajournemens successifs quant au jugement définitif de la question.

Ainsi la réforme se propagea en paix dans les états de tous les princes qui voulurent le permettre; et ceux-ci gagnèrent, en général, à l'adop→

[ocr errors]

ter, l'avantage de supprimer tous les tributs ordinaires qui étaient envoyés à Rome, de tourner à leur profit le bénéfice des dîmes, et de s'ac quérir la possession des biens d'un riche clergé. Quelques-uns y trouvèrent encore d'autres avantages. Ainsi, le margrave de Brandebourg, grand maître de l'ordre teutonique et gouverneur, à ce titre, de la Prusse ducale, se maria en 1525 et conquit ainsi, pour ses descendans, la possession héréditaire d'un bénéfice jusque alors électif. La maison qui règne actuellement en Prusse tire, par les femmes, son origine de ce margrave, et son droit de son usurpation. L'ordre teutonique réclama; le grand-maître apostat fut mis au ban de l'empire. Mais personne ne s'occupa d'exécuter la sentence, et l'affaire finit par être oubliée. En 1583, un Gebhard Truchses, archevêque et électeur de Cologne, se déclara protestant et contracta mariage. pape l'excommunia et le déposa ; la sentence fut mise à exécution, non par l'empereur, mais par une armée levée par les soins des magistrats mêmes de Cologne, par le chapitre et son grand-prevôt. Gebhard demanda du secours aux princes protestans ses frères; mais ils ne se donnèrent pas plus de mouvement pour le rétablir sur son siége, que les princes catholiques ne s'en étaient donné pour le renverser.

Le

:

Ces deux conversions, séparées par une espace d'années considérable et par plusieurs règnes d'empereur, suffisent pour donner une idée des motifs qui provoquaient les adhésions des princes et de la noblesse au culte réformé; elles sont un exemple de ce qui se passait dans les rangs plus obscurs de la hiérarchie sociale; elles prouvent enfin avec quelle sécurité le lutheranisme se propageait. En effet, sans que personne s'en mêlât, les princes non catholiques s'assemblaient, réglaient ce qu'ils appelaient la religion, se liguaient et s'engageaient à déposséder celui d'entre eux qui abandonnerait le nouveau culte.

Ce ne fut point sans doute uniquement par des raisons intéressées et semblables à celles qui déterminaient les adhésions aristocratiques, que les masses entrèrent dans le mouvement ouvert par Luther. Nous avons vu que les classes inférieures, c'est à dire les artisans et et les paysans, entendirent que la réforme était tout autre chose que ce qu'on leur donnait pour tel, et voulurent en faire une à leur façon. Leurs réclamations repoussées, elles retombèrent en partie dans leur ancienne passivité, et en partie elles se séparèrent du lutheranisme. La bourgeoisie, au contraire, paraît s'être livrée avec ferveur aux nouvelles idées, sans grand dévouement cependant; puisque partout où le pouvoir temporel ne protégea pas les efforts des prédicans, leurs conquêtes furent nulles.

La grande guerre du protestantisme en Allemagne fut celle qui fut connue sous le nom de guerre de trente ans, et qui conclut au traité de Westphalie. Mais, avant de parler des causes de cette longue lutte, il nous faut aller rechercher comment le lutheranisme s'introduisit, et quelles œuvres il fit dans le pays qui y prit la part principale, en Suède. Il fut là, aussi stérile en bienfaits politiques et civils qu'il l'avait été partout ailleurs. L'histoire tout entière de la révolution de Suède, est complétement étrangère à celle du protestantisme; elle était terminée lorsque celui-ci y fut

« PreviousContinue »