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la quantité d'eau qui n'est pour elle que la provision du jour. Vous serait-il permis de négliger des moyens puissans d'arrêter l'embrasement, parce qu'ils ne vous seraient pas indiqués par l'acte constitutionnel, ou parce qu'il faudrait pour un moment vous écarter de ce régulateur uniquement applicable à des circonstances ordinaires? Ne dites donc plus: la Constitution ou la mort; mais dites la mort du peuple par la Constitution..... s'élève de violens murmures. On demande de toutes parts que M. Torné soit rappelé à l'ordre. Les tribunes seules et quelques membres de l'assemblée applaudissent. )

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M. Torné. Le trouble de l'Assemblée provient de ce qu'on m'a interrompu avant que j'eusse achevé ma phrase. Je vous demandais si vous vouliez la mort du peuple par la Constitution, plutôt que de la sauver elle-même par des mesures inconstitutionnelles, mais lemporaires.

Apprenons de l'antiquité à sauver les États, dans les périls extrêmes, par des mesures extrêmes qui s'écartaient temporairement de la Constitution pour la mieux conserver. Apprenons des anciens à créer des magistrats extraordinaires pour le temps seulement du danger de la chose publique; magistrats hors de la Constitution, qui recevaient une latitude de pouvoir et d'autorité aussi extraordinaire que les circonstances. La France eut ses connétables, Lacédémone ses éphores, Corinthe ses stratèges, Syracuse ses mégalez, l'Angleterre son protecteur, Rome ses dictateurs. Je sais que ce pouvoir extraordinaire devint funeste au sénat romain et à tout l'empire; mais, en profitant des fautes de l'antiquité, il serait possible sans doute de jouir, sous une autre dénomination, des avantages d'un pouvoir moins absolu, sans exposer la liberté. Le moyen en serait simple. (Il s'élève de nouveaux murmures.) Ce serait de la placer temporairement et lentement, pendant la durée du danger de la patrie, dans le corps législatif, quand le moment en serait venu, et de le faire exercer dans les départemens par des commissaires sous ses ordres et sa dépendance.

Cependant, n'allez pas croire que je regarde le moment pré

sent comme celui où cette mesure extraordinaire soit instante; mais si le moment n'en est pas venu, ou je m'abuse, ou il pourrait arriver. Il est donc de votre sagesse de déterminer d'avance les principales mesures que ce moment rendra nécessaires, et de préparer l'opinion publique à cette grande manière de repousser une grande agression.

A cet égard je me bornerai, dans mon projet de décret, à une simple réserve, comme acte conservatoire du droit de toute nation libre, que des tyrans veulent asservir.

Voici mon projet de décret.

Art. 1o. Le corps législatif fait à la nation la déclaration suivante: Citoyens, la patrie est en danger.

II. L'assemblée nationale se réserve, dans le cas où le danger de la patrie deviendrait extrême, de prendre telles mesures extraordinaires que les circonstances pourraient exiger, et de se régler principalement par la maxime supérieure à toute constitution : Le salut du peuple est la loi suprême.

Quelques membres demandent l'impression du discours de M. Torné.

M. Pastoret. Vous venez donc d'entendre ce discours, qui paraît être sorti des presses de Coblentz! (Quelques applaudissemens.) Enfin elle a éclaté, cette coalition annoncée depuis si long-temps entre les factieux du dehors et ceux du dedans! Il est donc évident que tous nos ennemis ne sont pas sur les frontières du Brabant. (Nouveaux applaudissemens.) L'aristocratie, qui n'ose plus se montrer sous son visage hideux, prend la livrée du patriotisme, pour séduire avec plus de facilité. Des hommes qui ont juré de maintenir la Constitution, viennent de signaler leur désobéissance par des opinions coupables. Il est impossible que l'assemblée nationale n'en témoigne pas sa profonde indignation; 'il est temps qu'elle fass sentir que nous ne sommes pas écha¡ pés au despotisme d'un seul pour nous jeter dans l'anarchie; il est temps qu'elle fasse sentir que la liberté est établie pour tous les França's, et non pas pour servir quelques chefs furieux de la démagogie en délire. Je demande que l'assemblée déclare qu'elle

improuve l'opinion de M. Torné, et que l'auteur soit envoyé pour trois jours à l'Abbaye. (Quelques applaudissemens, quelques murmures.)

M. Bazire. Pour pouvoir improuver le discours, il faut le connaître ; j'en demande donc l'impression.

M. Vaublanc. Combien le discours que vous venez d'entendre est éloigné du vrai courage! On ose éloigner toute idée d'union, et ceux qui la désirent sont désignés comme coupables. M. Torné, ami de la discorde, a essayé d'en jeter dans l'opinion'le brandon empoisonné. L'assemblée restera ferme au milieu de toutes ces secousses; elle sait que le jour le plus fatal pour la France sera celui où l'on touchera à la Constitution. Alors les factions marcheront tête levée; l'ennemi rira de ces rivalités absurdes, les subjuguera l'une par l'autre, et avec elles la liberté publique. Au jour où l'on pourra compter en France plusieurs partis, les émigrés n'auront-ils pas le droit de former aussi le leur? et quand il n'y aura plus de volonté générale, qui aura le droit de les déclarer rebelles? Notre force est dans l'union, et sans la soumission aux lo's constitutionnelles, cette union ne peut exister. Ceux donc qui vous proposent de les enfreindre, sèment la discorde et veulent le désordre.

Je partage l'indignation de M. Pastoret. Je conclus à ce que l'opinion de M. Torné soit improuvée, et que son auteur soit censuré.

M. Marant. Il y a environ six semaines que, me promenant dans le jardin des Feuillans avec M. l'abbé Torné, il me demanda ce que je pensais de la situation de la France.

MM. Thuriot, Lecointre-Puiravaux et plusieurs autres membres veulent s'opposer à ce que M. Marant continue.

M. le président. M. Marant a la parole pour un fait. (Une voix s'élève : Pour un conte et non pas pour un fait.

M. Marant. M. Torné m'a dit que pour sauver la France, il fallait fermer la Constitution, il fallait que l'assemblée s'emparât de tous les pouvoirs; et que s'il y avait des récalcitrans, elle se

transférât dans le Midi, afin de mettre la Loire entre eux et l'assemblée....

M. Torné. De deux choses l'une...

On demande l'ordre du jour.

M. Carnot le jeune. Nous pouvons maintenant juger M. Torné et M. Marant. J'insiste donc pour qu'on passe à l'ordre du jour.

L'assemblée passe à l'ordre du jour.]

SÉANCE DU 6 JUILLET.

Extrait de l'opinion de Condorcel sur les mesures générales propres à sauver la patrie des dangers imminens dont elle est menacéé.

La liberté, l'égalité, sont les droits du peuple français : la Constitution a réglé la manière dont il doit les exercer; mais elle serait incomplète si elle n'avait donné aux représentans de la nation l'autorité suffisante pour défendre ces droits, quelle que soit la main qui ose les menacer ou les attaquer; si elle n'avait placé le pouvoir de la loi entre l'oppression et l'anarchie. Une loi irrévocable qui empêcherait d'agir lorsque l'action est évidement nécessaire, et qui ne laisserait à la volonté nationale aucun moyen de se manifester quand le salut public exige qu'elle prononce; une telle loi serait une absurdité, et une véritable tyrannie. Entendre dans ce sens les articles qui fixent les limites des pouvoirs constitutionnels, c'est donc calomnier la Constitution, et non la respecter.

Toutes les fois qu'une loi peut être équivoque, un principe consacré par le consentement universel, comme par la raison, ordonne de préférer le sens qui s'accorde le mieux avec l'ordre naturel des choses, ou les règles générales de la justice. Ainsi, dans l'application des lois criminelles, s'il y a doute sur la peine, on choisit la plus douce, non-seulement par humanité, mais parce qu'une peine ne peut être juste si elle n'est pas formellement prononcée. Ainsi, la clause équivoque d'un testament s'explique en faveur de l'héritier naturel. Mais ici l'ordre naturel est

que la puissance nationale réside entre les mains des représentans élus du peuple. Toute limitation à leur pouvoir, toute exception doit donc être formellement exprimée par une loi à laquelle la volonté même du peuple les ait soumis. Les autres pouvoirs n'existent que parce qu'ils ont été créés par une loi antérieure, et en vertu de cette loi ; l'assemblée des représentans élus du peuple est un pouvoir, par cela seul qu'elle existe, que les citoyens ont librement conféré à ses membres le droit de les représenter.

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Ainsi les autres pouvoirs ne peuvent légitimement agir s'ils ne sont spécialement autorisés par une loi expresse; et l'assemblée des représentans du peuple, au contraire, peut faire tout ce qui ne lui est pas formellement défendu par la loi. Dans les cas douteux, s'il est nécessaire de prononcer, parce qu'il est nécessaire d'agir, c'est encore à elle seule que peut appartenir le droit d'interpréter la loi même qu'elle ne peut changer, à moins qu'une autre loi n'ait réglé le mode de cette interprétation. Autręment le peuple ne serait pas réellement représenté, et l'exercice de la souveraineté nationale pourrait être suspendu.

Je ne vous proposerai que des moyens conformes à la Constitution; mais je n'oublierai point qu'en promettant de la maintenir, j'ai dû la regarder comme un système de lois conservatrices des droits du peuple, et non comme un instrument remis entré les mains du pouvoir exécutif pour anéantir la liberté.

Un système de corruption s'annonce d'une manière effrayante, et il sert également les ennemis de la patrie, soit en multipliant les instrumens dont ils peuvent se servir, soit en leur donnant le moyen d'inspirer d'injustes défiances contre ceux mêmes qu'ils ne pourraient séduire.

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De nombreux conspirateurs vous investissent, et, depuis ceux qui, du haut des tours de Coblentz, rappellent à grands cris l'ancien despotisme, jusqu'à ceux qui, au mileu de Paris, arment contre vous leur zè'e hypocrite des noms sacrés de Constitution, de religion ou de liberté, tous s'accordent, lors même qu'ils semblent se faire la guerre, parce que ces hommes n'aspi

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