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sent point indiqué où ils avaient puisé la lettre impériale, je l'ai reproduite comme vraie, et voici pourquoi. Elle avait été rapportée par la marquise Du Deffand, à la suite d'une lettre à Walpole, en date de Paris, samedi, 19 mai 1770. « J'ai joint, dit-elle... une lettre de l'Impératrice au Dauphin, que je trouve assez touchante ! » Grimm, au tome VI de la meilleure édition de sa Correspondance, l'édition de M. Taschereau, rapporte cette même lettre à la date du 1er juin 1770, et il la fait précéder de cet avertissement :

« Un bel esprit s'est amusé à composer une lettre de l'Impératrice-Reine à M. le Dauphin, à l'occasion de son mariage. Cette lettre passa pour authentique pendant quelques jours et eut beaucoup de succès. Lorsqu'on sut qu'elle ne l'était pas, elle fut oubliée. En faveur de son succès, il faut la conserver ici. "

Le témoignage de Grimm, auteur si peu assidu de sa correspondance qu'écrivaient souvent à sa place et Diderot et Meister et madame d'Épinay, n'est guère à opposer à celui d'une femme aussi répandue, aussi bien informée, aussi peu facile à tromper que la Sévigné du dix-huitième siècle, la marquise Du Deffand. Malgré les doutes du baron allemand, la lettre a été donnée comme authentique par Berville et Barrière, compétents éditeurs de Weber (tome Ior, pages 16 et 17 de l'édition française de Baudouin). En outre, l'illustre duc Pasquier, si instruit dans les choses de l'ancien régime, pour avoir eu un pied dans le dernier siècle, et un pied dans le nôtre, en possédait une copie du temps, et il considérait la lettre comme vraie. Une chose tendrait encore à en confirmer l'authenticité, c'est qu'elle a été insérée dans la Gazette de France de juin 1770, et que cette feuille ajoute ces mots : « Il passe pour constant qu'outre cette lettre qu'on regarde comme authentique, Madame la Dauphine était chargée de deux autres lettres de son

auguste mère, l'une pour le Roi, l'autre pour Mesdames. » -Or, si la missive eût été supposée, la Gazette, journal officiel de la Cour, ne l'eût point donnée, ou l'eût démentie, tandis que son langage même paraît avoir eu pour but de lui rendre, à l'encontre de Grimm, le caractère de vérité (1). Ajoutez qu'une lettre de Marie-Thérèse à la jeune Dauphine se rendant en France, lettre publiée par M. Alfred d'Arneth (2), confirme les paroles de la Gazette.

« Vous remettrez, dit l'Impératrice, cette lettre au Roi, de ma part, et lui parlerez de moi le plus souvent que vous pourrez... Vous remettrez aussi cette lettre à Madame Adélaïde; ces princesses sont pleines de vertus et de talents. »

Conclusion: tout devait induire à considérer cette lettre de l'Impératrice comme authentique. Que deviennent donc les hélas ! poussés à cet endroit?

Mais comment prouver à un esprit prévenu, à un homme de parti pris, l'authenticité d'une pièce ; il s'échappera toujours par la tangente. Bien différent de Bayle qui avait pour maxime de toujours garder une oreille pour l'accusé ou l'adversaire, il se refusera à voir les pièces, à écouter les preuves, tant il est sur de lui-même, sans avoir vu! Convaincu, il ne s'avouerait jamais persuadé.

(1) La Gazette de France, qui s'imprimait dans les ateliers du Louvre, était si bien le journal officiel de la Cour, que deux charges, relevant directement de la maison du Roi : un Correspondant de la Gazette, et un personnage Chargé de la présenter au Roi, à la Reine et à la Famille Royale, avaient pour attribution spéciale les rapports de la Cour avec cette feuille. On possède un grand nombre de notes de Louis XVI, avec ce titre Pour la Gazette. Elles y étaient insérées à la diligence de ce Correspondant, qui s'appelait M. Legendre; le Chargé avait nom M. de Mignaux.

:

(2) Maria-Theresia und Marie-Antoinette, seconde édition, p. 8.

II

Un point surtout se dresse comme un épouvantail, c'est la question de la provenance des pièces, c'est la prétendue impossibilité que les lettres écrites par une même personne à des correspondants divers, aillent se grouper, même après quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans de date, en un même cabinet. Nous allons revenir sur ces éternelles objections, plus spécieuses que solides, et nous userons, à l'occasion, de ce que nous avons déjà dit ailleurs, à ce sujet La malignité humaine ne se souvient guère que des attaques.

Et d'abord, qu'y a-t-il de surprenant à ce que des autographes, aujourd'hui que ce genre de curiosités est devenu un objet de commerce et s'en va de tous les points du globe converger vers deux ou trois villes: Londres, Leipzig, et avant tout Paris, qu'y a-t-il de surprenant à ce que les documents se pressent en un centre commun, dans les mains d'un même curieux? Les dons, les révolutions, les invasions, les négligences, les infidélités, ont disséminé les cartulaires privés de même que les Archives d'État de tous les pays. De là, ces myriades de documents historiques qui défraient les ventes publiques et les ventes à l'amiable. Tel curieux recherche-t-il plus particulièrement les correspondances d'un siècle ou d'un personnage, l'intérêt éveillé des marchands les fera bien vite tourner vers ce pôle. Tout ce qu'ils rencontreront dans sa spécialité, comme ils disent, ils l'arrêteront au passage et le lui porteront à l'envi. Il en sera de même à l'égard de tout autre curieux qui aura d'autres gouts. Comment par exemple presque tous les dessins, presque toutes les esquisses peintes de Prud'hon, exécutés pour tant d'amateurs divers, ont-ils semblé, de nos jours, s'être

donné rendez-vous chez M. Marsille? L'explication est bien simple: il a poursuivi son idée unique, et il a conquis à force de persévérance et d'argent. Je possède neuf cents lettres de la marquise de Maintenon adressées à cinquante correspondants différents; j'en ai quinze cents de Voltaire écrites à plus de cent correspondants, tant Français qu'étrangers, même à des Souverains :-La communauté de possession, rapprochée de la diversité d'origine, serat-elle, ici, un motif de suspicion légitime, en matière d'authenticité? Toutes les lettres de Voltaire au grand Frédéric sont-elles où elles devraient être, c'est-à-dire dans les Archives de Prusse? Non assurément; j'en possède, et j'en sais de très-nombreuses encore dans des collections privées. Or, la question des lettres de Marie-Antoinette est identique.

« Où a-t-on eu tout cela? » s'écrient incessamment la jalousie ou la curiosité, la jalousie surtout, et après elles la critique, qui, sans s'en douter, se fait l'organe de l'une et de l'autre. On a eu tout cela avec le temps, qui, s'il détruit, sait aussi édifier; on a eu tout cela par la puissance attractive d'une idée fixe, par la persistance de la volonté et de sacrifices pendant quarante à cinquante années, ce qui n'implique pas, ce semble, qu'on soit de plano dupe constante de fabrications; on a eu tout cela comme la fourmi meuble son grenier d'hiver; on a eu tout cela sou à sou, comme ces gens à vie économe et sévère qui laissent des sommes considérables après leur mort.

Quand on tient de première main un document, la réponse sur la question de provenance va de soi. Mais il faut reconnaitre que la plupart du temps on ignore par quelle filiation ont passé les pièces qu'on possède. En vain fera-t-on des efforts pour en retrouver les traces : ces traces sont restées sur la route. A part les archives d'État proprement dites, dont le titre parle assez de lui-même,

ouvrez les grandes collections publiques ou privées; prenez une à une les pièces qu'elles ont acquises, et dites s'il ne serait pas impossible d'assigner avec netteté la provenance de ces documents, quos fama obscura recondit. Les lettres de François I, de Henry II, de Henry III, de Henry IV, de tous les souverains de l'Europe, circulent dans les ventes seront-elles argüées de faux parce qu'elles sont nombreuses, celles de Henry IV surtout, et qu'on n'en saurait dépister la provenance? Pourrait-on, depuis sa source, tracer la filière suivie par la masse si considérable de papiers français qu'a recueillis le Polonais Dobrowsky sous nos pavés révolutionnés en 93, documents qui font aujourd'hui la richesse de la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg? Saurait-on remonter pas à pas à l'origine des lettres de la grande collection formée en France, sous l'Empire et la Restauration, par le lord Egerton de Bridgewater, et qui constitue de nos jours un des ornements de ce Musée Britannique presque improvisé, qui déjà cependant rivalise avec les plus riches cabinets de l'Europe? Cherchez, si vous le pouvez, à vous rendre compte de la dispersion des papiers les plus intimes du maréchal duc de Richelieu, en dépit de l'existence de sa famille, qui gardait tous ses souvenirs et n'entendait en livrer rien aux curiosités et indiscrétions d'autrui. Essayez de vous rendre compte aussi de la marche des pièces trouvées sur la personne de Charlotte Corday, lors de son arrestation, après la mort de Marat. L'une de ces pièces, la fameuse Adresse de Charlotte aux Français, se trouve d'abord, on ne sait comment, dans la possession du moine Chabot, qui ramassait les épaves révolutionnaires, comme le faisaient, de leur côté, Robespierre, Courtois, et d'autres encore; et voilà qu'un jour on la voit briller aux mains de notre contemporain le célèbre avocat Paillet, pour être signalée tout à coup sans transi

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