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Princes, qui est celle de tous les Souverains. Je m'estimerois heureux si Votre Majesté daignoit m'y donner Ses ordres, et être aussi assurée du zèle que je mettrai à les exécuter, que du très-profond respect avec lequel je suis,

Sire,

De Votre Majesté,

Le très-humble, très-obéissant et très-soumis serviteur,

V. ESZTERHAZY.

La lettre qu'on vient de lire est du comte Valentin Eszterházy de Galantha et de Fracknô, né le 22 octobre 1740, colonel de hussards en 1764, maréchal de camp en 1780, cordon bleu en 1786, agent des princes français en Russie dans l'année 1791.

Ses ancêtres faisaient partie, depuis plusieurs siècles, de la noblesse de Hongrie, et y avaient possédé de grands biens et de grandes charges.

Le chef de cette noble famille est aujourd'hui l'illustre prince Paul Eszterházy de Galantha et de Frackno, ancien ambassadeur d'Autriche à Londres, un des hommes les plus éminents et à coup sûr les plus aimables de ce siècle. Les années n'ont point affaibli en lui les qualités intérieures. Nul n'est mieux informé, nul n'a plus à dire et ne dit mieux sur les choses du temps. Avec la jeunesse de l'esprit, il a toute la haute raison de son âge.

Nicolas, le troisième aïeul de notre Valentin, était Palatin du royaume, sous le règne de Ferdinand IV. Son fils aîné, Paul, lui succéda dans cette dignité, et fut créé Prince d'Empire, avec titre héréditaire, par Léopold Ier.

Son second fils, Antoine, qui avait pris en Hongrie le parti

des mécontents sous Joseph Ier, fut proscrit, dépouillé de ses biens, et alla mourir à Rodosto, en Turquie, où il avait vécu d'une pension que lui faisait le Grand Turc.

Les deux frères du proscrit, Joseph et François, restèrent attachés à la maison d'Autriche. Le premier prit du service et arriva au grade de maréchal de Hongrie. Le second, qui vécut sans fonction, eut une nombreuse famille qui comptait trois fils. L'aîné, Nicolas, devint ambassadeur en Russie et laissa deux enfants, dont le premier, nommé François, a été ambassadeur à Naples, puis grand chancelier de Hongrie, et dont le cadet, marié à une comtesse Palfy, demeura à Vienne.

Le comte Antoine le proscrit ne laissa qu'un fils, d'une seconde femme, née comtesse Nigrelli. Ce fils, appelé Valentin-Joseph, fut le père de notre Valentin.

Dénué de toute ressource à la mort de son père, ValentinJoseph vint chercher fortune en France. Là, il trouva le comte, depuis maréchal Berchenyi, un peu son parent, et comme lui Hongrois réfugié, qui lui donna une compagnie dans un régiment de hussards, composé par lui d'émigrés hongrois, en grand nombre dans la Turquie. Tenant garnison à Haguenau, il y fut connu du maréchal Du Bourg, gouverneur militaire d'Alsace, qui le prit en gré, lui procura en 1735 l'autorisation de lever un régiment de hussards, et lui fit obtenir sur la cassette royale une pension dont il jouit jusqu'à sa mort, arrivée en 1743. Il avait épousé, trois ans auparavant, une demoiselle de la petite ville du Vigan, dans les Cévennes, nommée de La Nougarède La Garde, de famille ancienne, autrefois riche, mais ruinée par les guerres des Camisards.

Celle-ci, restée veuve avec enfants, un garçon et une fille, fit face vaillamment à la mauvaise fortune. Elle sacrifia son peu de bien personnel à éteindre les dettes de son mari; et voyant bientôt ses ressources épuisées, elle tourna les yeux vers la France, l'asile universel des grandeurs déchues. La cour de Versailles se montra bienveillante, et Marie Leczinska, s'intéressant à un nom qu'elle avait connu en Pologne, la recut et lui demanda de voir ses enfants. La Reine fit entrer la fille à Saint-Cyr et destina au jeune Valentin une place

dans ses pages, pour l'époque où il serait en âge. Cette faveur lui eût été acquise si le comte de Berchenyi n'eût pris la charge du jeune comte en le faisant élever avec son propre fils. La mère eut une pension et une indemnité de voyage. Une fois grand, Valentin, encore tout gauche et timide, fut admis à la cour du roi Stanislas, où les trois sœurs, mesdames de Boufflers, de Chimay et de Bassompierre, le comte de Tressan, la comtesse de Beauvau, la marquise du Chastelet; Saint-Lambert, le père de l'enfant de Voltaire; PanpanDevaux, lecteur du Roi; le comte de Croix, le sémillant abbé de Boufflers, qui fit un tour si réjouissant à l'Église et changea le petit collet contre un bonnet de hussard; enfin son précepteur l'abbé Porquet, presque rival, pour la taille, du nain de Stanislas, luttaient de liberté d'esprit, sans parler de la liberté des mœurs, et lui donnèrent leçon d'élégance et de grand monde.

Entré au service, il fut employé, en 1760, au blocus de Giessen, après quoi il obtint du comte de Broglie un congé qu'il passa en partie à sa première école de cour à Lunéville, chez le maréchal de Berchenyi, et qu'il acheva à Paris et à Versailles. Là, il se produisit dans la société la plus polie, et fut même honoré d'un sourire bienveillant de la reine Marie Leczinska, qui se souvint de l'avoir vu enfant. Lui-même avoue qu'à cette époque il contracta une fatuité qui contrastait avec sa figure et son métier de hussard, et qu'il avait besoin de quelques succès militaires pour justifier les grands airs qu'un peu d'argent, dont il se sentait encore garni, augmentait parfois d'une façon ridicule.

Ce fut environ ce temps (1762) que le prince et la princesse Eszterházy et le reste de sa famille, qui voyaient avec déplaisir un Eszterházy au service de l'étranger, l'appelèrent en Autriche. Tous voulaient profiter de la faveur dont ils jouissaient auprès de François Ier et de la grande Marie-Thérèse pour obtenir en sa faveur la levée de proscription déjà accordée en 1756 au comte de Berchenyi. Lieutenant-colonel de la légion royale avant vingt et un ans, Valentin se croyait en droit de se plaindre de la France, parce que M. de Nicolaï était venu le primer en prenant le commandement de son régiment. Il ne cessait de répéter que les fils de deux maréchaux,

particulièrement celui du maréchal de Loewendahl, que le duc de Fronsac, avaient eu fort jeunes des régiments, avant même d'avoir fait la guerre, tandis que s'il avait obtenu le grade de lieutenant-colonel avant le temps, c'était à la pointe de son épée et pour faits militaires. Mais ses amis lui remontraient que ces exceptions n'infirmaient pas la règle, et lui rappelaient ce mot du maréchal de Villars: que s'il avait quitté la partie au dixième désagrément éprouvé, il n'eût jamais été maréchal de France. Et toutefois ses parents d'Autriche se flattaient de pouvoir lui faire donner dans le pays un poste équivalent à celui de colonel en second qu'il occupait dans l'armée française. Il se rendit en effet à Vienne, y fut comblé de caresses et de présents de tous les siens, et fut accueilli en même temps avec une particulière courtoisie par l'ambassadeur de Louis XV, le comte, depuis duc Du Chastelet (1). Malheureusement, pendant qu'il était en route, il avait essuyé une perte considérable, celle du chef de sa famille, le prince Eszterházy. Cependant, le comte Nicolas, qui revenait de son ambassade de Russie, et le comte François, depuis grand chancelier de Hongrie, s'employèrent en sa faveur auprès de Marie-Thérèse. Il allait avoir son audience, quand un courrier apporta pendant la nuit la fâcheuse nouvelle d'un échec éprouvé en Saxe par le maréchal autrichien Serbelloni. Alors l'Impératrice se renferma pour mettre sa douleur au pied du crucifix, et ne voulut plus voir personne. Au fond, le souvenir du péché originel du comte Valentin, la révolte de son grand-père, pesait toujours sur sa destinée, et plus tard d'autres péchés que pardonnait peu la sévère Marie-Thérèse, furent un insurmontable obstacle

(1) Le comte, depuis duc, du Chastelet - Lomon, né en 1727, à Semur, en Bourgogne, fils de Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Chastelet, la célèbre amie de Voltaire et de SaintLambert, était colonel du régiment du Roi. De l'ambassade de Vienne, où il fut remplacé par le marquis de Durfort, il passa à l'ambassade de Londres, de laquelle, prévoyant la destitution dont il serait frappé, il avait donné sa démission, à la veille de la disgrâce du duc de Choiseul, son protecteur et son ami. Il y eut pour successeur M. de Guines. Il fut exécuté révolutionnairement, le 13 décembre 1793.

à son rapatriement. Il s'était conduit de telle sorte en 1773, suivant l'Impératrice, que les intercessions de MarieAntoinette en faveur de son jeune compatriote vinrent échouer contre la rigueur impériale. « M. d'Esterházy, écrivait Marie-Thérèse à sa fille, s'est bien mal comporté de toute façon, — je ne veux pas dire pour s'être battu contre les ordres divins et de son souverain; mais la cause est encore plus horrible : lui marié, entretenir la femme d'un autre, dépenser à ce sujet cent mille florins! cela n'est pas excusable. Il y a déjà quinze jours que le chancelier son oncle lui a envoyé ses ordres de revenir tout de suite. Aux Pays-Bas, les mêmes occasions se trouveraient. Il est temps qu'il vienne se rendre à son devoir. Je sais les bontés que vous avez eues pour lui, cela caractérise votre bon cœur; mais malheureusement étant souveraine, on ne peut se laisser aller à son penchant : il faut la plupart du temps agir contre. Voilà ma situation, assez pénible et désagréable, qui à la longue rend notre métier insupportable et même dangereux (1).

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En vain Marie-Antoinette, Reine depuis quelques jours, répliquait le 14 mai : « Je ne puis m'empêcher de songer au sort d'Eszterházy. Je crois qu'on a indisposé Votre Majesté par des rapports faux sur quelques points et exagérés sur d'autres. Il est vrai qu'il a eu bien des torts; mais au milieu de tout cela il n'y a qu'une voix sur son honneur et sa probité, et il y a tout lieu d'espérer qu'éloigné des occasions de ce dangereux pays et vivant au sein de sa famille, il peut devenir un bon sujet. Au contraire, je crains que, si on le traitait avec toute la sévérité qu'il mérite, sa tête ne soit pas encore assez remise pour qu'il ne fasse quelque nouvelle sottise. J'espère que ma chère maman ne me jugera pas assez insensée pour vouloir lui donner des conseils; je sens qu'étant chargée du gouvernement, elle est obligée à la justice; je désire sculement, pour qu'elle ne tourne pas tout entière contre Eszterházy (2).» Marie-Thérèse ne se laissa point toucher; elle persista à ne lui point accorder les lettres

(1) Lettre du 3 avril 1774, page 96 du recueil d'Arneth. (2) Lettre du 14 mai, page 98 du mème recueil.

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