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se balançant avec une grâce cadencée ; le martinpêcheur, bleu, vert et jaune, s'élance d'une rive à l'autre d'un vol droit et rapide comme celui d'une flèche, en poussant un cri aigu. Les demoiselles, les libellules, dont les ailes de gaze soutiennent des corps d'émeraude, de saphir ou de turquoise, voltigent au-dessus des fleurs aquatiques.

Et l'eau qui coule, par son murmure et son aspect, vous jette dans de douces et profondes rêveries.

Comparez maintenant à cette scène un salon dans lequel règne une odeur confuse et nauséabonde provenant de l'huile des lampes, de l'haleine des hommes, du punch et du chocolat que l'on promène sur des plateaux, des diverses pommades dont on a enduit les cheveux avant de les passer au fer, et qui fait des chevelures frites; des figures fatiguées, des cartes qu'on remue, des grimaces de mauvaise humeur, etc. Il y a aussi la pêche à la mer : c'est là encore que le décor pourrait bien sauver la pièce, si elle avait besoin d'être sauvée.

La mer n'a qu'un défaut, c'est que quand on

la connaît on ne peut plus s'en passer. C'est, de l'aveu de tous, le spectacle le plus grand, le plus majestueux et le plus varié qu'il soit donné à l'homme de contempler.

Et si on savait comme on devient sage au bord de la mer!

Il venait d'y avoir en France une grande commotion politique ; j'allai voir mes amis les pêcheurs d'Etretat pour en jaser un peu avec eux. - Eh bien! demandai-je à Valin, le gardepêche qui est mort si malheureusement depuis en tombant du haut d'une falaise, que pen

sez-vous de ce qui se passe ici ?

Valin me conduisit en face de la mer, qui ce jour-là était bleue et immense comme un ciel d'en bas, et me la montrant des deux mains, il me dit : « Qué qu' ça nous fait? »

J'aurais dû dire cette fois aussi : Qué qu' ça me fait: «Einerley? »

J'ai voulu au contraire m'en mêler; mais je dis aujourd'hui ce que j'aurais dû dire alors : <«<Einerley; qué qu' ça me fait ?» et j'ai ajouté, pour résumer ce que j'ai vu : « Plus ça change, plus c'est la même chose. »

C'est à Etretat que j'ai fait mes premières armes comme pêcheur maritime; c'est là que j'ai fait une pêche assez rude, la pêche du hareng; c'est là que j'ai vu les frères Vatinel prendre pour douze cents francs de mulets (muges) d'un seul coup de seine.

Il faut dire que ce sont des gaillards adroits et résolus; c'est du haut des falaises - 310 pieds d'élévation, la hauteur de cinq maisons de Paris qu'ils guettent les mulets ou les maquereaux qui viennent frétiller sur le bord: alors, un coup de sifflet avertit les compagnons; on pousse à la mer un canot sur lequel est placé, à l'avant, la seine toute parée.

Le bateau s'éloigne rapidement à coups d'avirons lents et silencieux, bien maniés; la seine, dont un bout est resté à terre, se déroule et se dévide en décrivant un ample demicercle ces seines ont à peu près trois cents pieds puis on ramène l'autre bout sur le galet, et on tire les poissons à terre. - Une des dernières fois que j'ai assisté à cette pêche, j'étais à Étretat avec le général Eugène Cavaignac; nous vîmes amener sur la plage des

petites collines de maquereaux et de caranques. Les caranques sont des poissons médiocres, qui, d'accord avec les marchands de poissons, font semblant d'être des maquereaux, comme les félans font semblant d'être des harengs.

Étretat est un pays que Gatayes et moi avons découvert, après toutefois les peintres Lepoitevin et Isabey: mais j'ai fait comme Améric Vespuce et Daguerre vis-à-vis de Christophe Colomb et de Niepce : je lui ai à peu près donné mon nom. J'ai tant bavardé sur Étretat que je l'ai mis à la mode, et qu'aujourd'hui c'est une succursale d'Asnières. Le dimanche, les chemins de fer y vomissent des Parisiens par les trains de plaisir, et tout doucement on est arrivé à y établir un singulier carnaval : les pêcheurs, vu la solennité du dimanche, s'habillent en messieurs, avec de longues redingotes et des chapeaux ronds, hélas ! ils ne s'affublaient pas ainsi autrefois, et les Pari

siens, de leur côté, arrivent déguisés en forbans, se servant de tous les mots marins anciens et nouveaux, jurant à faire couler bas un

vaisseau, et chantant des chansons qui font rougir les vieux marins.

C'est à Étretat que j'ai fait mon roman le Chemin le plus court. J'en ai fait bien d'autres à Sainte-Adresse, où j'ai séjourné douze ans. Encore un pays que j'ai découvert, et d'où j'ai été chassé par la foule et par d'autres raisons que je raconterai quelque jour à M. Buloz. Alexandre Dumas se rappelle peut-être le poissons de cinq pieds de long que j'ai porté un matin au Havre, où nous dînions ensemble; je l'avais pris, à la ligne, à la pointe du jour. Il y avait eu un moment de suprême hésitation, lorsque le poisson, un haut-bar, tirant sur un des bouts de la ligne, et moi sur l'autre, je m'étais demandé en voyant mon canot entraîné, et moi un peu tiré hors du canot : - Ah çà ! qui est-ce de nous deux qui pêchera l'autre? Est-ce l'homme qui aura le poisson, est-ce le poisson qui aura l'homme? Vous parlez d'émotions! il faut l'avouer, et tout pêcheur sera de mon avis, dans ces instants de lutte, tout autre intérêt s'efface, patrie, famille, gloire, on a bien à faire de tout cela; aurai-je ou n'au

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