Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE V.

SOPHISME DE PARTIALITÉ AVOUÉE.

Examen d'une maxime qui représente la partialité

Il ne faut pas

[ocr errors]

comme louable.

dit-on, argumenter de l'abus contre l'usage. Il ne faut pas conclure qu'une chose soit mauvaise, à raison du mauvais usage qu'on en fait.

Cette proposition est spécieuse; elle peut s'expliquer dans un sens raisonnable; mais elle est fausse en elle-même et dangereuse dans les conséquences qu'on veut en tirer.

S'agit-il d'examiner une institution? tous les bons effets qui en résultent, constituent ce qu'on appelle son usage : tous les mauvais effets qui en dérivent, non par accident, mais par la volonté des hommes, constituent ce qu'on appelle son abus.

On ne doit juger de la bonté d'une institution que par une comparaison exacte et complète entre l'usage et l'abus.

1o La maxime peut signifier qu'en faisant le bilan d'une institution, il ne faut pas conclure

qu'elle soit mauvaise, parce que ses effets sont en partie mauvais.

Ce sens présente une vérité trop incontestable pour avoir besoin d'être prouvée, mais utile et même nécessaire comme avertissement, puisqu'elle a été souvent oubliée ou volontairement méconnue par des écrivains amoureux du paradoxe.

Cette maxime appliquée aux circonstances. pécuniaires d'un individu, revient à ceci : - de ce qu'un homme a des dettes, ne concluez pas qu'il n'a point de propriété,

2o La maxime peut signifier qu'en faisant l'examen en question, il ne fallait passer en ligne de compte que les bons effets, et omettre tous les mauvais. - Ce qui revient à dire qu'il est bon de se tromper soi-même et de tromper les autres.

Ce sophisme implique la crainte de l'examen et le sentiment confus d'une mauvaise cause. Il est nuisible dans tous ses effets.

Si la partialité est reconnue, non-seulement elle détruit la confiance, mais elle fait naître des soupçons qui vont souvent au delà du mal qu'on a voulu déguiser. Si elle n'est pas découverte, elle perpétue les abus qu'un examen judicieux aurait fait cesser. Elle entretient dans l'esprit public cette espèce de faiblesse intellectuelle qui tend à confondre le faux et le vrai. Les préjugés nationaux ainsi flattés peuvent prendre un degré de force et

de violence qui conduit aux plus grands malheurs. Il y a deux classes d'écrivains à qui l'on peut particulièrement reprocher soit une partialité d'intérêt, soit une partialité de prévention : les historiens et les jurisconsultes; les uns en faveur de leur patrie, de ce qu'ils appellent sa gloire et sa grandeur; les autres en faveur du système de lois qu'ils entreprennent d'expliquer.

Mais ce sophisme a été particulièrement enrôlé au service de la religion. La notion la plus commune est qu'on ne saurait montrer trop de partialité en sa faveur. Il ne faut prendre les témoignages que d'une part.

:

:

L'auteur de cette maxime, quel qu'il soit, avait une très-mauvaise opinion ou de la religion ou des hommes de la religion, s'il estimait qu'après un fidèle calcul de ses effets, la balance tournerait contre elle des hommes, si, croyant que l'utilité de la religion serait démontrée par son résultat, il les jugeait incapables de saisir cette vérité, et pensait qu'on dût les tromper comme des enfans : opinion qui, pour le dire en passant, doit aboutir au despotisme universel; car si les hommes sont radicalement incapables de bien juger de ce qui leur convient, toute liberté leur est nuisible, toute connaissance est un piége de plus.

Pour déguiser cette partialité trop marquée, on a eu recours à un expédient. On a créé une autre

entité abstraite qu'on a dévouée comme le bouc expiatoire, et qui est chargée de tous les mauvais effets on l'appelle tantôt superstition, tantôt fanatisme. La superstition fait tout le mal; et tout le bien, on l'attribue à la religion. C'est une espèce de manichéisme avec son bon et son mauvais principe.

Pour faire une balance exacte et impartiale, il faudrait séparer ce qui appartient aux différentes sanctions qui influent sur la conduite des hommes, ouvrir un compte pour tout ce qui se fait par la sanction naturelle, par la sanction politique, par la sanction de l'honneur (ou sanction morale); . et quand on aurait vu ce qu'elles peuvent produire par elles-mêmes, conjointement ou séparément, on verrait ce qui reste à la sanction religieuse, ce qui lui appartient incontestablement ; et l'on aurait alors tous les élémens d'une discussion candide et instructive.*

*Eusèbe déclare, dans son Histoire de l'Eglise, qu'il a rapporté tout ce qui pouvait contribuer à l'honneur de la religion, et supprimé tout ce qui pouvait tourner à sa honte. Dans sa Préparation évangélique, un des ouvrages les plus savans et les plus soignés que l'antiquité nous ait laissés, le 52 chapitre du 12° livre porte cette proposition scandaleuse : « Comment il peut étre légitime et convenable d'employer la fausseté comme une médecine et pour le bien de ceux qui ont besoin d'étre trompés. » Le célèbre historien

Gibbon, dans sa Défense, pag. 132, censure avec beaucoup de force un théologien anglais qui avait cherché à pallier cette prudence d'Eusèbe. Il cite un passage de Melchior Canus, qui se plaint « de ce que les vies des philosophes » ont été écrites par Diogène Laërce, et celles des Césars » par Suétone, avec un respect plus scrupuleux pour la » vérité, que celles des martyrs et des saints par les écri>> vains catholiques. » Et cependant cette partialité infidèle a des conséquences plus pernicieuses dans l'histoire ecclésiastique que dans l'histoire politique. Si Laërce avait caché les défauts de Platon, si Suétone avait déguisé les vices d'Auguste, nous y aurions peut-être perdu quelques anecdotes curieuses ou instructives, et nous aurions une idée exagérée du mérite de ces hommes célèbres. Voilà le seul inconvénient qui eût pu résulter de leur silence. Mais si Eusèbe avait rapporté fidèlement les scandaleuses dissensions des confesseurs de la foi, s'il avait montré que leurs vertus étaient empreintes d'orgueil et d'obstination, que leur piété n'était pas exempte d'enthousiasme, il aurait prémuni ses lecteurs contre cet excès de vénération pour eux, qui dégénéra insensiblement en culte religieux. Son Histoire, en cachant ou palliant tout ce qui tient aux faiblesses humaines, fut un des moyens les plus efficaces de consacrer la mémoire, les reliques et les écrits des saints du parti dominant; et une grande partie des erreurs et des corruptions des âges suivans peut être justement attribuée à cette criminelle dissimulation de l'Histoire ecclésiastique.

« Les fables, dit l'abbé Fleury, se découvrent tôt ou »tard; et, alors, elles donnent occasion de se défier de >> tout, et de combattre les vérités les mieux établies. » Premier discours sur l'Hist. eccl. ; pag. 16.

L'abbé Fleury est cependant l'homme qui a le plus altéré

« PreviousContinue »