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D'ailleurs je reconnais encore que, lorsque des évêques croient sincèrement que les doctrines consignées dans un livre offrent des dangers pour leurs ouailles, ils peuvent les prévenir par des lettres pastorales et des avertissements.

Mais s'ensuit-il, en la forme, que sous un régime qui a vu prononcer l'abolition de tous les tribunaux ecclésiastiques, et qui n'a pas voulu les rétablir, un prélat, même cardinal, puisse, aujourd'hui comme autrefois, ériger à huis-clos dans son palais un tribunal d'où il prononce des condamnations in formâ judicii contre des livres et contre leurs auteurs?..... Cette question méritera d'être discutée.

Au fond surtout, ce que je signale comme un révoltant abus de pouvoir, c'est le subterfuge à l'aide duquel, sous le prétexte apparent de condamner un livre, on n'a en réalité attaqué et condamné que les lois et les maximes les plus certaines du royaume.

En effet, Lecteur français, ce que M. de Bonald attaque dans mon ouvrage, ce ne sont pas des doctrines qui soient de mon invention, des opinions qui me soient personnelles, des opinions qui n'existeraient pas si je ne les eusse mises

en avant.

Ce qu'il attaque, c'est notre droit, ce sont nos lois. Ce sont les articles des libertés de l'Eglise gallicane rédigés par P. Pithou, dédiées à Henri IV, et que le chancelier d'Aguesseau appelait le palladium de la France.

Ce qu'il attaque, c'est la Déclaration de 1682, œuvre du clergé de France, rédigée par Bossuet, sanctionnée par Louis XIV, par la Sorbonne, et par toute la Magistrature de France.

Ce qu'il attaque, c'est la loi organique de germinal an X, qui a rétabli parmi nous le culte catholique, qui régit ce culte depuis près d'un demi-siècle, et sans laquelle (si, comme le fait le mandement, on la foulait aux pieds) tout serait anarchie dans l'Église et dans l'État.

)

Voilà ce qu'on a attaqué, voilà ce que j'ai défendu ! Si tout ce qu'on a attaqué ainsi était condamnable, que: ne s'attaquait-on de suite au Bulletin des Lois? Pourquoi attendre que ces textes fussent réimprimés dans le Manuel publié par le rapporteur de la Charte de 1830? S'il y avait

tant de danger dans cette publication, pourquoi a-t-on gardé le silence sur la première édition? Pourquoi même se taire à l'apparition de la seconde ? Pourquoi enfin, en présence d'un tel fléau, s'il importait si fort d'en arrêter le cours, un mandement dressé et imprimé en novembre 1844, n'a-t-il été divulgué qu'en février 1845, après un intervalle de trois mois?....

Evidemment, on a hésité.... On ne pouvait se dissimuler que c'était un coup de parti, suggéré par un parti; une attaque contre les lois et les droits de l'Etat; on sentait qu'en voulant susciter des affaires aux autres, on allait s'en attirer à soi-même !....

En effet, le gouvernement n'a pu s'y méprendre. Malgré sa condescendance habituelle, souvent poussée très-loin, il n'a pu rester impassible. Après deux conseils des ministres, tenus à cette occasion, le mandement de M. l'archevêque de Lyon a été déféré par le garde des sceaux au conseil d'État, sous la forme d'appel comme d'abus. M. de Bonald en a été informé officiellement; il n'a tenu qu'à lui de produire ses justifications.

L'examen et le rapport de l'affaire ont été confiés au président même de la section de législation, à M. Vivien, ancien ministre de la justice et des cultes, aussi justement renommé pour la droiture de son jugement que pour la modération de son caractère; et le Conseil d'Etat, à une majorité que la presse a signalée comme ayant été de 44 voix contre 3, a reconnu et déclaré que, dans son mandement, le cardinal archevêque de Lyon

1o A commis un attentat aux libertés, franchises et coutumes de l'Église gallicane consacrées par des actes de la puissance publique ;

2o Qu'en donnant autorité et exécution à la bulle auctorem fidei, laquelle n'a jamais été vérifiée ni reçue en France, il a commis une contravention à l'article 1er de la loi du 18 germinal an X;

3o Qu'en se livrant à la censure de la loi organique; en contestant à la puissance royale le droit de vérifier les actes du Saint-Siége avant qu'ils soient reçus en France; en contestant au roi le droit qui lui appartient de statuer en conseil d'État sur les appels comme d'abus; et en refusant aux articles de la loi du 18 germinal an X la force obligatoire qui s'attache à leurs dispositions, il a commis un excès de pouvoir.

En conséquence, une ordonnance royale du 9 mars, insérée au Bulletin des Lois, a prononcé en ces termes :

« Il y a ABUS dans le mandement donné à Lyon le » 24 novembre 1844, par le cardinal-archevêque de Lyon. >> Ledit mandement est et demeure sUPPRIMÉ. »

Le Conseil d'État, en se bornant à une déclaration d'abus, a certainement usé d'une grande indulgence; il aurait pu aller plus loin....

Comment a-t-on reconnu cette indulgence! Par de nouvelles bravades contre l'autorité souveraine. Le parti qui avait suggéré le mandement, n'avait garde d'acquiescer à la chose jugée; il a fait dire au prélat qu'une cause jugée par le Conseil d'État, n'était pas une cause finie....

ou

On a donc continué le combat. On a obsédé les autres évêques; tous devaient, disait-on, se grouper autour du cardinal-primat. Des adhésions provoquées par des agents de l'ultramontanisme, quelques-unes même avec menaces, ont été enregistrées avec éclat par le journal qui sert de principal organe à ce parti. La plupart cependant n'ont été que mentionnées, sans doute parce qu'elles étaient conçues en termes moins explicites qu'on ne l'aurait désiré. Des refus courageux n'ont pu être surmontés. De doctes prélats ont mieux aimé en appeler à la science et publier des ou vrages didactiques où ils ont exposé leurs propres opinions, se confiant aux effets d'une libre discussion. Quelques-uns se sont bornés à interdire la lecture du livre à leurs prêtres, disant que le Manuel ne pouvait être le manuel des curés. En effet, c'est surtout le manuel des laïques, jurisconsultes, magistrats, hommes publics, de tous ceux enfin qui ont à cœur ou qui sont particulièrement chargés par le titre de leurs fonctions, de défendre le gouvernement temporel, la vraie et pleine souveraineté de l'État, contre les entreprises qui seraient essayées au nom de l'ordre spirituel. C'est à eux qu'il est particulièrement dédié. Que d'autres s'abstiennent de le lire, s'ils ne l'osent pas, si on le leur défend, et si l'on craint pour eux qu'ils ne se laissent entraîner par la logique des lois les plus respectables, et par l'influence des plus grands faits de notre histoire..... Au milieu de ce tourbillon que l'intrigue a élevé autour de chaque évêque, de ce mouvement qu'on a essayé de communiquer à l'épiscopat tout entier, de cette obsession qu'on a fait peser sur tous et sur chacun, toujours est-il que l'attention du pays a été justement éveillée, et qu'il devient plus que jamais nécessaire de lui donner des armes pour se défendre.

Oui, à côté du véritable esprit de la religion qu'il est si utile d'entretenir et de favoriser, il y a un esprit de domination et d'intrigue qui, de tout temps, s'est glissé sous le manteau de la religion elle-même; un esprit d'ambition à qui les prétextes les plus respectables n'ont servi que de moyens pour parvenir à ses fins; et qui, comme je l'ai dit ailleurs, se sert avec un art perfide de ce que la religion a de plus excellent pour arriver à ce qui s'en éloigne davantage.

Cet esprit n'est pas celui qui, dans les meilleurs temps de notre histoire, a distingué si éminemment l'Église de France, l'Église gallicane. C'est un esprit entièrement opposé à celui-là, et qui cherche à le détruire. Pour ceux qui professent ces doctrines anti-françaises, l'Église doit former une sorte d'Etat dans l'Etat ; ayant son vrai souverain à l'étranger, et ses lois à part. Il prétend ne relever que de lui seul, et ne pouvoir être atteint ni par les lois du pays qu'il brave, ni par les magistrats qu'il insulte et qu'il défie! Si ce n'est pas là l'esprit que devraient avoir des ecclésiastiques pour être un clergé national, c'est du moins l'esprit que des agents très-actifs s'efforcent de lui inspirer pour en faire un clergé entièrement ultramontain.

Cet esprit prévaudra-t-il en France? Le laisserons-nous s'implanter dans notre pays pour y guerroyer incessamment contre l'esprit national et contre nos institutions constitutionnelles? La question est là; elle n'est pas ailleurs; et, pour quiconque voudra voir le fond des choses sans se laisser abuser par l'hypocrisie des mots, il est vrai de dire, que sous une question de liberté s'agite en réalité une question de domination.

L'opinion publique avertie ne saurait désormais s'y méprendre; elle sait bien quelle est la source d'où partent ces agitations..... les Jésuites ont reparu !..... et c'est le cas de rappeler ici ce que disait un des plus savants hommes du dix-septième siècle, P. Dupuy, dans l'épître dédicatoire des Libertés de l'Eglise gallicane, qu'il adressait à Matthieu Molé, alors garde des sceaux, en 1654, temps de régence et de minorité : « Croyez-moi, je vous supplie, >> monseigneur, que leurs desseins et leurs efforts ne sont >> point à mépriser. Comme le bruit extraordinaire de cer» tains oiseaux est une marque assurée de la pluie pro>> chaine, l'on peut dire aussi que l'émotion extraordi> naire que ces personnes font paraître est un présage de >> quelque mouvement à l'encontre de cet Etat..... »

C'est aux pouvoirs publics à résister; c'est aux chambres à éclairer le gouvernement, à le soutenir, à le stimuler au besoin; à lui prêter force pour maintenir, dans les agitations qui ont la religion pour prétexte, aussi bien que dans les autres crises, l'indépendance nationale, la dignité de l'Etat, la liberté des citoyens, la sécurité publique.

Il existe des lois dans le royaume, pourquoi ne sontelles pas exécutées?..... Si elles sont insuffisantes, qu'on en demande de nouvelles: mais peut-on accuser d'impuissance celles que nous avons, tant qu'on n'aura pas essayé de leur faire produire leur effet?

La question, je l'annonçais il y a peu de temps, ne sera bientôt plus ni ultramontaine ni gallicane: elle deviendra entièrement politique et constitutionnelle.

Qu'on change les noms, qu'on écarte, si l'on veut, les anciennes locutions, les mots surannés, le fond des choses n'en restera pas moins le même; tout ne tardera pas à se traduire en langue vulgaire et à devenir clair pour les moins clairvoyants.

S'il y a péril dans cette lutte, il y a bien aussi quelque honneur à la soutenir, surtout lorsqu'on y entre, comme j'ai toujours eu à cœur de le faire, - avec un amour vrai de la religion; - un respect sincère de la hiérarchie dans tous ses degrés; - la volonté de repousser ou de combattre tout ce qui a le caractère illégal d'usurpation et d'abus; mais aussi avec la ferme résolution de ne jamais se laisser entraîner au delà.

Paris ce 15 avril 1845.

DUPIN.

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