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gré leur faiblesse, a permis aux Provinces-Unies de résister à l'Espagne, concentrée dans la main d'un maître? Y a-t-il aujourd'hui un peuple plus uni, et cependant plus libre et moins administré, que les Écossais et les Anglais? Qu'est-ce que la guerre d'Amérique, poursuivie avec tant de ténacité et tant de courage, sinon le suprême effort d'un peuple libre qui sacrifie tout au maintien de l'unité? C'est dans les cœurs qu'est la véritable unité nationale, c'est la liberté qui l'enfante et qui la maintient.

L'ordre public est un grand mot; mais quand on le sépare de la liberté, ce n'est qu'un autre nom de la force; et, en soi, la force n'a rien de respectable. L'ordre public, nous le voulons tous; le premier bien d'un peuple, la première condition de la vie civile, c'est la sécurité. Mais il y a deux façons d'entendre l'ordre public; c'est le règne des lois, ou c'est le règne des hommes. Dans les pays constitutionnels c'est la loi, protectrice de tous les droits, qui, par l'organe du magistrat, maintient la paix publique en réprimant la violence et la fraude. En d'autres États, c'est l'administration, c'est-à-dire un certain nombre de fonctionnaires, qui prévient le mal ou empêche le bien, en réglant, suivant sa sagesse, l'activité, je n'ose dire les droits des citoyens. Ce dernier système est un legs de la monarchie absolue, nous n'en voulons pas. Notre devise est : Sub

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lege libertas, la liberté sous l'égide des lois. N'est-il pas temps d'en finir avec une politique vieillie, et qui depuis trois quarts de siècle n'a été qu'une cause de troubles et de malheurs. S'il est un fait visible, éclatant, qui s'impose à tous les yeux, c'est l'avénement de la démocratie. Nonseulement il n'y a plus en France ni Église établie, ni noblesse, ni corporations privilégiées, mais il n'y a plus ni bourgeois, ni paysans. Ce sont là de vieux noms de choses mortes depuis longtemps. Il n'y a plus en France qu'un seul ordre et qu'un seul peuple; nous sommes tous citoyens, et au même degré. A ce peuple qui vit de travail, il ne faut pas seulement la liberté de commerce, il faut une complète liberté. Liberté civile, afin que rien ne gêne l'activité de son esprit ni de ses bras; liberté sociale, afin qu'il centuple par l'association son énergie physique, intellectuelle et morale; liberté publique, afin que rien ne compromette sa sécurité et ne trouble le long avenir dont il a besoin. Le temps des monarchies paternelles est passé; il est passé aussi le temps des conquêtes et des aventures; le pouvoir n'est plus qu'une magistrature et une délégation populaire; c'est la nation elle-même qui doit garder en ses mains le soin de ses destinées.

Cette démocratie, dont le flot monte sans cesse, beaucoup s'en effrayent et ne l'acceptent que par résignation. Moi, je l'aime; j'y vois le

triomphe de l'égalité et de la justice; rien ne me paraît plus beau qu'une société où chacun est maître de ses droits et prend part au gouvernenement. C'est l'avénement du peuple à plus de lumières, plus de vérité, plus de moralité et de bien-être; c'est l'Évangile entrant dans la politique et en chassant le mensonge et le privilége, double cause d'oppression. Voilà pourquoi, comme citoyen et comme politique, j'attache tant de prix à l'éducation gratuite pour tous, accessible à tous. Des écoles, c'est l'œuvre la plus chrétienne et la plus patriotique qu'une grande société puisse aujourd'hui se proposer. C'est le bienfait et le triomphe de la civilisation. Je voudrais qu'en France, comme en Amérique, et dans la vie civile comme dans la vie militaire, chacun eût devant soi pleine carrière et pût tout attendre de son talent, de son travail et de son honneur. Franc jeu pour tous, fair play, disent les Américains; je voudrais que ce mot énergique entrât dans toutes les âmes et y portât l'espérance et l'ardeur.

On dira que je suis radical, on l'a déjà dit. Ce nom m'effraye si peu, que je l'accepte comme un éloge. Si c'est du radicalisme que de demander un gouvernement libre pour une société démocratique, je suis radical au dernier degré; tout autre régime me semble une chimère et un danger. Concilier la centralisation administrative,

qui est la négation de la liberté avec la liberté, qui est la négation de la centralisation, c'est pour moi une absurdité en théorie et une impossibilité en pratique. De ces deux forces, il faut que l'une étouffe l'autre. La centralisation ne nous a fait que trop de mal; je crois que le tour de la liberté est venu. Elle me semble le besoin du siècle et

du pays.

Ce qui toutefois me rassure sur mon radicalisme, c'est qu'il n'est menaçant pour personne. La liberté, je la désire pour les autres beaucoup plus que pour moi-même. Quand on n'est plus jeune et qu'on a vécu dans la retraite et dans l'étude, on trouve toujours un coin où l'on peut lire et même écrire librement. Ce qui me touche, ce que je voudrais faire entrer dans nos lois et dans nos habitudes, c'est la liberté pour tout le monde, la liberté, seule défense des minorités et des individus. Si trente fidèles veulent fonder une église ou une œuvre de charité, si vingt pères de famille veulent ouvrir une école, si un seul citoyen veut établir un journal pour y défendre, seul et contre tous, ce qu'il croit être la justice et la vérité, je demande que rien ne gêne cette énergie; je demande que chacun de nous, favorable ou non à ces entreprises, y reconnaisse le légitime exercice d'un droit sacré. C'est ainsi que j'entends la liberté. Si elle n'est pas le bien et la chose du moindre paysan, du plus obscur ou

vrier, elle est le privilége, elle n'est plus la liberté. Voilà mon radicalisme; c'est une maladie si peu dangereuse, que je la souhaite à tous les Français. Ce sera le vaccin du communisme, du socialisme, du jacobinisme, et de tous les fléaux en isme, qui nous affligent depuis soixante-dix

ans.

En discutant franchement les questions politiques qui commencent à occuper l'opinion, je crois faire acte de bon citoyen. Le sage Daunou disait que la meilleure constitution est celle qu'on a, pourvu qu'on s'en serve; c'est aussi mon avis. Montrer comment on peut entendre dans un sens libéral, et, au besoin, comment on peut améliorer la constitution de 1852, c'est à la fois servir le pays et le gouvernement. J'ai fait de mon mieux, sans me dissimuler que mon travail est loin d'être complet; j'appelle à mon aide tous ceux qui ont dans le cœur l'amour de la France et l'amour de la liberté.

L'instant est solennel; nous sommes dans une situation qui ne se présente pas deux fois sous un règne ; il serait fâcheux pour tout le monde qu'on laissât échapper une occasion qui ne reviendra pas.

Quand un nouveau gouvernement s'établit à la suite d'une révolution, on ne lui demande d'abord que l'ordre et la paix dans la rue. Qu'il donne la sécurité, on ne lui marchande ni la

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