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LES

CARMELITES DE GISORS

(1631-1792)

PAR M. L. RÉGNIER

Membre de la Société

ous les règnes de Henri IV et de Louis XIII, au lendemain des guerres du calvinisme, la France fut témoin d'un véritable renouveau du sentiment religieux. Le catholicisme, sorti retrempé et comme épuré des longues luttes qu'il avait eues à soutenir, s'appliquait avec énergie à une reconstitution nécessaire. Partout, on travaillait le champ des âmes, et de courageux ouvriers, prêtres, religieux, séculiers même, rivalisaient de zèle, donnant à la fois le précepte et l'exemple. Des mémoires vénérées leur servaient d'inspiratrices et de modèles. Parmi les saints personnages sur les traces desquels ils aimaient surtout, de près ou de loin, à marcher, se trouvait une humble religieuse espagnole, qui, morte dès 1582, se survivait en quelque sorte à elle-même et ne laissait pas d'exercer encore par ses livres l'action la plus irrésistible. Les ouvrages de Thérèse de Cépède (1) étaient partout en France à la fin du xvie siècle. Ils excitaient la curiosité, échauffaient l'enthousiasme et suscitaient de généreuses résolutions, pendant que l'Ordre austère fondé par celle qui les avait écrits

(1) Sainte Thérèse fut canonisée le 12 mars 1622.

apparaissait à tous comme une source inépuisable de grâce et de sanctification, et les solitudes où se réfugiaient ses saintes filles comme autant de sanctuaires bénis de Dieu (1).

Les sages esprits que préoccupait ainsi la nécessité d'affermir dans notre pays la piété, qui « semblait prête à s'enfuir d'une terre si agitée » (2), ne tardèrent pas à sentir tout le secours que pourraient apporter à cette grande œuvre les religieuses carmélites. Ils désirèrent aussitôt les introduire en France. Une première tentative, en 1591, échoua. Mais ce ne fut pas en vain que M. de Brétigny, qui en avait été l'inspirateur, représentait partout les filles de sainte Thérèse «< comme réalisant le plus parfait idéal de la vie contemplative, uniquement occupées de la présence et de l'amour de Jésus-Christ, se séparant volontairement du monde pour vaquer sans interruption aux exercices de la prière, se proposant chaque jour quelque nouveau sujet de mortification, n'accordant rien aux sens de ce qui peut leur plaire..... » (3). De jour en jour les sympathies s'éveillaient plus nombreuses, et il devenait certain que, tôt ou tard, un effort vigoureux emporterait le succès. En effet, au bout de treize ans, en 1604, M. de Brétigny, Mme Acarie et M. de Bérulle parvinrent, en dépit de difficultés sans cesse renaissantes, à implanter à Paris une colonie de carmélites espagnoles. Cette fondation fut suivie, en 1605, d'un second établissement à Pontoise, et successivement de plusieurs autres à Dijon (1605), Amiens (1606), Tours (1608), Rouen (1609), Bordeaux et Châlons-sur-Marne (1610), etc. En 1630, le royaume comptait déjà quarante-six monastères de carmélites (4). Tout cela ne se faisait pas sans fruit, et l'exemple de ces solitudes « fermées à tous les bruits de la terre, ouvertes à toutes ses douleurs »(5), étendait de proche en proche sa décisive influence.

Sans doute, le tableau présentait bien quelques ombres. Il faut évidemment, quand on étudie une manifestation aussi générale, faire la part de l'exagération et celle de l'engouement. Il semblait à

(1) Les carmélites avaient été fondées vers le milieu du xve siècle par le bienheureux Jean Soreth, général des carmes, sous la règle de ces religieux, mitigée en 1431 par le pape Eugène IV. Mais l'Ordre des carmélites, tel qu'il subsiste encore aujourd'hui, doit sa rénovation, il est permis de dire sa création, à sainte Thérèse, qui, en 1562, revint à la règle primitive, avec l'agrément du pape Pie IV, en même temps qu'une réforme analogue s'opérait chez les carmes par l'initiative de saint Jean de la Croix.

(2) L'abbé Houssaye, M. de Bérulle et les carmélites de France, p. 47.

(3) Paul Baudry, les Religieuses carmélites à Rouen, p. 17.

(4) Celui de Gisors, fondé en 1631, fut le quarante-septième, et seize autres maisons s'établirent encore dans la suite.

(5) Houssaye, op. cit., p. 42.

certains que l'aboutissement de la vie chrétienne fut nécessairement la retraite et le cloître (1), et d'autres, par contre, eussent pu avouer, avec une égale sincérité, que la mode n'était pas tout à fait étrangère à leurs saintes ardeurs. Un versificateur du temps nous apprend qu'il fallait, pour être de bon ton,

Avoir des tantes et cousines

Dans le couvent des carmélines (2).

Toutefois, le mouvement était sérieux, très sérieux. « Par les mains d'humbles religieuses, dit M. l'abbé Houssaye (3), l'Évangile, dans toute la sévérité de ses maximes et l'étendue de ses conseils, était dressé au milieu de la société, et la société s'habituait à ce spectacle; la raillerie expirait sur les lèvres ; l'admiration, l'émotion, de généreux désirs prenaient place dans son cœur. Les âmes mondaines s'inclinaient devant la doctrine du sacrifice, en la voyant pratiquer par des femmes dont la haute raison et l'incorruptible sincérité leur étaient connues. »

« Ces carmélites, écrit un autre historien (4), ces carmélites, que le siècle entrevoit, le Christ en main, couvertes du voile noir et du grand manteau blanc, derrière des grilles inaccessibles, qui menacent étrangement, dit Bossuet, tous ceux qui approchent, ces carmélites ont marqué leur empreinte sur ce monde qu'elles avaient dédaigné. »

(1) F. Strowski, Saint François de Sales, p. 56.

(2) Ed. Fournier, Variétés histor., t. III, p. 264.

(3) Op. cit., p. 514.

(4) Vicomte d'Avenel, Richelieu et la monarchie absolue, t. III, p. 357.

I

LES ORIGINES

M. DE SAINT-Crespin, lieuteNANT-GÉNÉRAL A GISORS.
DE FONDER A GISORS UN MONASTÈRE DE CARMELITES.
ET FORMALITÉS.

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LA VILLE ET LES COUVENTS. ARRIVÉE DES LA MERE JEANNE DE Jésus. INSTALLATION LA PESTE DE 1633.

La première pensée de l'établissement des carmélites à Gisors appartient à Jacques Le Maistre, sieur de Saint-Crespin, gentilhomme de noblesse déjà ancienne, mais de mince fortune, que ses fonctions de lieutenant général criminel au bailliage n'empêchaient pas de se livrer assidûment à l'oraison et à tous les autres exercices de la piété(1). Il était fils de Jacques Le Maistre, écuyer, sieur de

(1) Chroniques de l'Ordre des Carmélites de la réforme de sainte Thérèse depuis leur introduction en France, t. IV, p. 558. Ces Chroniques, comprenant quatre volumes publiés de 1846 à 1865 par les soins des carmélites de Troyes, ont été composées des notices sur les divers monastères et des biographies de religieuses envoyées vers la fin du xvII° siècle à une carmélite du couvent de Troyes, la Mère Marie-Emmanuelle de Saint-Joseph (Marie-Emmanuelle de Vienne de Gérosdot), qui se proposait d'écrire une histoire de l'Ordre en France. Malgré des erreurs inévitables, ces quatre volumes constituent le meilleur point de départ de toute recherche historique sur les Carmels français. Pour ce qui concerne le couvent de Gisors, j'ai pu constater la parfaite concordance des faits rapportés dans les Chroniques avec les indications fournies par les documents encore existants. Et, puisque je touche ici à la question des sources, le lecteur me permettra d'indiquer sommairement celles où j'ai puisé en dehors des Chroniques. Les archives des carmélites de Gisors sont malheureusement en grande partie perdues. Je n'ai trouvé aux Archives de l'Eure qu'un petit fonds composé de quelques titres de propriété, de déclarations de temporel et de registres de vêture, profession et sépulture depuis 1736 jusqu'en 1772. Mais les Archives nationales m'ont fourni, sous la forme de copies du XVIII° siècle, une série intéressante de documents relatifs à la fondation du monastère. Enfin les carmélites de Gravigny (Eure), auxquelles je me suis aussi adressé, ont fait à mes demandes de renseignements l'accueil le plus bienveillant: ces religieuses qui conservent une partie des archives de leur ancien couvent de PontAudemer, fondé en 1641, m'ont communiqué, entre autres choses, une intéressante collection de circulaires nécrologiques, et je remplis ici le plus strict des devoirs en priant la Révérende Mère Prieure d'agréer à cet égard l'hommage de ma très respectueuse reconnaissance. Il est regrettable que le chartrier des Sublet, à Noyers, ait été détruit ou dispersé, car il s'y trouvait en 1689 « une liasse de treize pièces, qui sont, dit l'inventaire après décès auquel j'emprunte cette indication, papiers terriers et autres mémoires concernant les carmélites de Gisors. » Inutile d'ajouter que le lecteur trouvera successivement indiqués en note tous les documents dont je me suis servi.

Saint-Crespin, major de Dieppe, protestant converti qui avait racheté par une mort glorieuse un moment de défaillance envers son souverain (1), et de Jeanne Le Parmentier, et descendait en ligne directe de Robert Le Maistre, seigneur d'Etran et d'Illeville, bailli de Gisors au commencement du xve siècle (2).

Ce fut vers 1615 (3) qu'il vint épouser à Gisors Jacqueline Frontin, la fille de cet héroïque lieutenant général Frontin dont l'historien des seigneurs de Dangu, Berée de Courpont, nous a transmis (4) un trait digne de l'antiquité. Achille Frontin se démit de sa charge de lieutenant général criminel en faveur de son gendre, et celui-ci en prit possession le 14 décembre 1615. Il l'exerça pendant quarante-et-un ans, jusqu'au 17 décembre 1656, date à laquelle son fils, Michel Le Maistre, en fut pourvu à son tour (5). Jacques Le Maistre mourut au commencement de septembre 1660, survivant de quelques mois seulement à sa femme (6). Tous deux avaient eu la joie de voir solidement établi au point de vue temporel et plus riche encore de biens spirituels le monastère qui leur devait sa création.

(1) Certificats de plusieurs personnes de condition comme Jacques Le Maistre, escuyer, sergent major de Dieppe, a esté tué dans le château de Basqueville, où il receut neuf blessures, dont il mourut sur le champ, en deffendant le dit château contre les ennemis du roy. » (Pièce justificative de la généalogie des Le Maistre.) Anne Miffaut, veuve de Louis Le Maistre, écuyer, sieur de Saint-Crespin, était passée en Angleterre avec ses enfants, vers le commencement du règne de Henri III.

(2) Généalogie des Le Maistre, xvII° siècle. (Bibl. nat., mss. fr. 29,963). [Cabinet des titres, Dossiers bleus, vol. 418, no 11,156.] Je dois la découverte et la copie de cette généalogie et des pièces justificatives qui l'accompagnent à l'amitié de M. des Forts, ancien élève de l'Ecole des chartes.

(3) Le contrat de mariage fut reconnu le 12 avril 1617. (Généalogie citée.)

(4) Arch. de l'Eure, E. 198, page 27.

(5) Achille Frontin suppléait le bailli de Gisors à la fois au civil et au criminel. Vers 1601, il avait résigné une moitié de sa charge, celle par suite de laquelle il connaissait des affaires civiles, au profit d'Annibal Le Cauchois, époux de Marie Frontin, sa fille aînée; mais Le Cauchois ayant abandonné ces fonctions peu de temps après, Frontin les reprit, sauf à les faire exercer par son autre gendre, Jacques Le Maistre, avec la qualification de lieutenant particulier civil, jusqu'à ce qu'il pût les transmettre définitivement à son fils, Achille Frontin, qui en fut investi en 1625, à l'âge de vingt-cinq ans. (Requête au parlement de Rouen par Louis Gautrin, lieutenant particulier civil au bailliage de Gisors, 1694. Arch. de l'Eure, B. 54.)

(6) Celle-ci était morte le 8 janvier de la même année. (Livre des dons et des laiz faicts à l'église de Gisors, 1601-1665. Arch. de l'église de Gisors.) Jacques Le Maistre, se faisant inscrire, en 1623, au nombre des membres de la grande confrérie gisortienne de Notre-Dame de l'Assomption, accompagna son nom d'armoiries assez compliquées, qui montrent le prix que la famille attachait à certaines alliances. Ces armoiries se lisent ainsi : Ecartelé: aux 1 et 4 de gueules à trois fasces d'or ; aux 2 et 3 d'or à l'écu de gueules; sur le tout, d'azur à la fleur de lys d'or, accompagnée en chef de deux étoiles du même et en pointe d'un dauphin renversé d'argent,

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