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Éléonor, comtesse de Beaumont

ET LA

RÉUNION DES PROVINCES SEPTENTRIONALES

A LA COURONNE DE FRANCE

E colonel Borrelli de Serres, bien connu par de nombreux travaux d'érudition, vient de faire paraître un ouvrage intéressant à la fois les points généraux de notre histoire et la région spéciale de nos études. Raconter l'annexion par PhilippeAuguste de l'Amiénois, de l'Artois, du Vermandois et du Valois, c'est retracer forcément la vie, jusqu'ici si obscure, d'Éléonor, comtesse de Beaumont-sur-Oise. Les événements que M. de Serres vient de mettre en lumière sont peut-être ceux qui ont jeté le plus de confusion dans l'esprit des annalistes modernes. Un curieux tableau placé à la fin du volume énumère les variantes successives données par les écrivains les plus autorisés à des dates qui, d'après les chartes, sont maintenant définitivement établies (1).

(1) La Réunion des provinces septentrionales à la Couronne par PhilippeAuguste (Amiénois, Artois, Vermandois, Valois), par le colonel Borrelli de Serres. Paris, Picard, 1899, in-8°.

Le comté de Vermandois, auquel celui d'Amiens, placé sous la suzeraineté de l'évêque, n'avait cessé d'être uni depuis la fin du XIe siècle, comprenait le Haut-Santerre (Péronne, Roye), le BasSanterre (Montdidier), la Thiérache (Ribemont, Marle, Vervins, La Fère), l'Arrouaise (Gouy), et de plus Ham, Nesle, Albert, Chauny, Thourotte. Il était sous la domination d'une branche de la dynastie capétienne issue de Hugues le Grand, second fils d'Henri Ier. (1)

Le fils de Hugues, Raoul le Vaillant, grand sénéchal de France, répudia sa première femme, Éléonor de Champagne, pour épouser en 1142 Alix, dite Perronnelle, sœur d'Éléonor de Guyenne, femme de Louis VII. Cette Perronnelle prit sur l'esprit du sénéchal un tel ascendant, qu'elle le contraignit à déshériter et à renfermer dans le cloître les deux enfants que lui avait donné sa première épouse, Hugues et Rose. C'est cet Hugues qui, sous le nom de Félix de Valois, devint avec saint Jean de Matha le fondateur des Trinitaires, ordre consacré à la rédemption des chrétiens captifs de l'Islam. Un tel exemple, comme d'autres non moins célèbres et bien postérieurs (l'exhérédation des frères aînés de Guillaume de Montmorency, Louis de Fosseux et Jean de Nivelle), montre combien le droit de primogéniture pesait peu au moyen âge devant la volonté paternelle. (2)

Raoul le Vaillant, en mourant le 14 octobre 1152, laissait de sa seconde femme un fils auquel il avait donné son nom: Raoul le Lépreux, qui, peu après son mariage avec Marguerite de Flandre, mourut à 16 ans, le 26 janvier 1163, sans postérité. Sa sœur aînée, Elisabeth, fut son héritière. Dès 1159, elle épousait Philippe de Flandre, frère de sa belle-sœur, auquel elle portait en dot le comté d'Amiens. En 1163, Philippe ajoutait à ses titres ceux de comte de Vermandois et de seigneur de Valois. Devenu l'un des plus puissants feudataires à la cour du vieux Louis VII, Philippe d'Alsace exerça, durant les dernières années de ce prince, une telle autorité, qu'on l'a considéré — mais à tort en droit - comme le régent du royaume au début du règne de Philippe-Auguste. (3)

Pour mieux s'assurer le pouvoir, le comte de Flandre fit épouser au jeune roi, le 28 avril 1180, sa nièce Isabelle, et lui constitua une dot splendide comprenant une province entière: Arras, Bapaume, Saint-Omer, Aire, Hesdin, l'avouerie de Béthune, la

(1) Hugues-le-Grand fut l'un des bienfaiteurs du prieuré de Saint-Leu-d'Esserent. (2) Voir sur ce sujet M. Paul Viollet, Histoire des Institutions politiques de la France, II, 53.

(3) Couronné en novembre 1179, Philippe II était majeur de quatorze ans, et une régence n'avait pas de raison d'être.

suzeraineté de Boulogne et de beaucoup d'autres villes. Cette nouvelle province, l'Artois, ne fut pourtant pas, comme on le croit généralement, réunie de plano à la couronne de France. Philippe de Flandre s'en était réservé la jouissance viagère, et n'avait même aliéné la nue propriété que conditionnellement, au cas seul où des enfants seraient issus de ce mariage.

Élisabeth étant morte en 1182 sans avoir donné d'héritiers à Philippe de Flandre, celui-ci, qui s'était fait faire par elle une donation entière de ses biens, acte confirmé successivement par Louis VII et Philippe-Auguste, voulut s'en prévaloir.

Mais Élisabeth avait encore une sœur cadette, enfant posthume de Raoul le Vaillant et de Perronnelle, Éléonor, déjà mariée pour la quatrième fois.

La fatalité qui semblait s'attacher à cette race avait enlevé successivement les trois premiers époux d'Éléonor en 1167, Godefroi d'Ostrevent, moissonné dans la prime fleur de sa jeunesse; en 1170, Guillaume de Nevers, massacré par les Sarrazins; en 1173, Mathieu d'Alsace, frère de Philippe de Flandre, tué au siège de Neufchâtel.

Éléonor, dès 1177, avait convolé avec Mathieu III, comte de Beaumont-sur-Oise, grand-chambrier de France. A la mort d'Élisabeth, elle réclama ses droits. Un accord intervint conservant à Philippe de Flandre le Vermandois, et attribuant le Valois à Éléonor. Toutefois, le roi ne l'approuva point; et, considérant la jeune sœur d'Élisabeth comme lésée, il exerça le droit de suzeraineté, en contraignant par les armes Philippe de Flandre à un partage plus équitable. Éléonor joignit au Valois une partie du Vermandois, Ribemont, Ressons et Chauny; le roi se fit remettre Montdidier, Thourotte, Choisy et le comté d'Amiens, avec les hommages de plus de soixante-cinq châteaux-forts. La nue propriété des comtés de Saint-Quentin et de Péronne, avec Ham, lui fut reconnue. M. de Serres a fixé au 24 juin 1185 la date de ce traité, qui réunit définitivement à la France l'Amiénois et un tronçon du Vermandois.

Ce second remaniement de la carte des provinces septentrionales ne portait pas atteinte aux titres dont le comte de Flandre se prévalait: il continua de se qualifier comte de Vermandois. Éléonor abandonna la formule : héritière du Vermandois (heres Viromandie), qu'elle avait adoptée en 1184. Mais Mathieu III de Beaumont et Éléonor se hâtèrent de ressusciter les anciennes appellations de comte et comtesse de Crépy, affirmant leur autorité souveraine sur le Valois, et firent même frapper à Crépy des monnaies.

Le 1er juin 1191, Philippe de Flandre mourait à Ptolémais. L'Artois, ainsi que les comtés de Péronne et de Saint-Quentin, fut aussitôt occupé au nom du jeune Louis, fils d'Isabelle (depuis Louis VIII, né en 1187). L'Artois fut alors réuni de fait à la Couronne; mais l'annexion légale date seulement de l'avènement de Louis VIII en 1223; car si dans l'intervalle le prince était mort sans hoirs, cette province fût revenue aux héritiers de sa mère.

Par un traité dont le texte est conservé (1), daté de l'an 1191, c'est-à-dire antérieur au 5 avril 1192, Éléonor fut « confirmée par le roi dans la possession du Valois, de Chauny, Ressons, Ribemont, Lassigny, Origny et recevait en plus le comté de Saint-Quentin ainsi que des rentes sur Péronne et Roye. Par contre, pour le prix de 13,000 livres et l'exemption d'un rachat de 5,000 marcs d'or dû sur le Valois, elle renonçait à réclamer le reste du Vermandois et le comté d'Amiens. » Tout cet accord entre vifs était subordonné à une double condition: le retour au domaine des biens donnés à Éléonor en partage, si elle ne laissait pas d'enfants, fils ou fille; la restitution de tout l'héritage à Éléonor, si le roi mourait sans postérité.

Ainsi la comtesse de Beaumont, âgée de près de quarante ans, ayant perdu, dès leur berceau, les enfants (Hugues et Elisabeth) qu'elle avait eus d'une de ses alliances, ne semblait pas renoncer à l'espoir d'en voir naître encore. Mais la race de Raoul le Vaillant était marquée pour la disparition.

Un fait, d'ailleurs, digne de remarque, c'est que le traité de 1191 ayant laissé à Éléonor et à son mari les comtés de Valois et de Saint-Quentin à condition d'hommage-lige, on ne trouve plus, à partir de la fin d'avril 1192, aucun acte passé conjointement entre Mathieu III et sa femme; toutefois, en 1199, apparaît une Éléonor, comtesse de Beaumont-sur-Oise, qualifiée fille du comte de Soissons. C'est cette Éléonor qui se remaria, après la mort de Mathieu III, en 1208, à Étienne, comte de Sancerre, dont, en 1218, elle avait sept enfants.

Le colonel de Serres avait prouvé jusqu'à l'évidence, par des déductions incontestables, qu'une séparation avait eu lieu après le traité de 1191 entre Mathieu III et Eléonor de Vermandois, et que la seconde comtesse de Beaumont, du nom d'Éléonor, était entière

(1) Arch. Nat. J. 1044'. Pertz, Scriptores, XXI, 580.

ment distincte de la fille de Raoul le Vaillant, lorsque M. Cartellieri, professeur à Carlsruhe, qui a fait du règne de Philippe-Auguste l'objet de ses remarquables études, lui signala ce passage de la Chronique de Béthune encore inédite :

«Le roi rendit le comté de Valois au comte de Beaumont et à sa femme; mais du Vermandois il ne voulait rien rendre. Puis se départit le comte de Beaumont de sa femme; elle se rendit auprès du roi, le supplia tellement et fit tant pour lui qu'il lui rendit SaintQuentin, Ribemont, Origny, Chauny, Ressons et les hommages. >>

Le traité de 1191 apparaît donc comme un des préliminaires de ce divorce prévu. Déjà la séparation de fait s'est accomplie le roi constitue à sa cousine une dotation qui lui permettra de faire encore grande figure lorsqu'elle aura cessé légalement d'être comtesse de Beaumont : de son côté, Éléonor assure à Philippe II sa succession

éventuelle.

La date de rupture de l'union de Mathieu III et d'Éléonor peut être fixée avec une extrême précision; un acte de 1192, où Pâques tombait le 5 avril, réunit encore les noms des deux époux; et dans le courant de ce même mois, une charte aumônière d'Éléonor récapitulant d'anciens dons faits en 1183 à Longpont et en 1184 à Saint-Michel, omet le nom de son mari, qui figurait dans les actes confirmés.

Il en fut de même dans les très nombreuses pièces d'Éléonor patiemment recueillies pour le nouvel historien des Beaumont, qui laisse bien loin derrière lui l'incomplète érudition de son devancier Douet d'Arcq. (1)

Éléonor a vécu jusqu'au 18 juin 1213; elle est morte très probablement le lendemain 19 et fut enterrée le 21 à Longpont en Soissonnais. C'est alors qu'eut lieu la réunion du Valois et du reste du Vermandois à la couronne.

Quant à Mathieu III, il paraît s'être remarié en 1199 avec la seconde comtesse Éléonor, fille d'Alix de Dreux et de Raoul, comte de Soissons, son quatrième mari. Il finit ses jours le 21 novembre 1208 et fut enterré le 24 au prieuré du Lay, dépendant de l'abbaye du Bec. Son frère Jean, dernier comte de Beaumont, lui succéda.

La thèse de Douët d'Arcq qui, faute d'avoir observé avec soin la rédaction des textes, en avait été conduit à supposer qu'à l'âge

(1) Pour l'époque où furent écrites les Recherches historiques sur les Comtes de Beaumont-sur-Oise, elles pouvaient constituer un ouvrage sérieux. Mais on est devenu beaucoup plus exigeant de nos jours.

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