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pre, et où commencent à naître toutes les passions qui tiennent à celle-là. Mais pour décider si celles de ces passions qui domineront dans son caractère seront humaines et douces, ou cruelles et malfaisantes, si ce seront des passions de bienveillance et de commisération, ou d'envie et de convoitise, il faut savoir à quelle place il se sentira parmi les hommes, et quels genres d'obstacles il pourra croire avoir à vaincre pour parvenir à celle qu'il

veut occuper.

Pour le guider dans cette recherche, après lui avoir montré les hommes par les accidents communs à l'espèce, il faut maintenant les lui montrer par leurs différences. Ici vient la mesure de l'inégalité naturelle et civile, et le tableau de tout l'ordre social.

Il faut étudier la société par les hommes, et les hommes par la société : ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n'entendront jamais rien à aucune des deux. En s'attachant d'abord aux relations primitives, on voit comment les hommes en doivent être affectés, et quelles passions en doivent naître : on voit que c'est réciproquement par le progrès des passions que ces relations se multiplient et se resserrent. C'est moins la force des bras que la modération des cœurs qui rend les hommes indépendants et libres. Quiconque desire peu de choses tient à peu de gens; mais,

confondant toujours nos vains desirs avec nos besoins physiques, ceux qui ont fait de ces derniers les fondements de la société humaine ont toujours pris les effets pour les causes, et n'ont fait que s'égarer dans tous leurs raisonnements.

Il y a dans l'état de nature une égalité de fait réelle et indestructible, parcequ'il est impossible dans cet état que la seule différence d'homme à homme soit assez grande pour rendre l'un dépen dant de l'autre. Il y a dans l'état civil une égalité de droit chimérique et vaine, parceque les moyens destinés à la maintenir servent eux-mêmes à la détruire, et que la force publique ajoutée au plus fort pour opprimer le foible rompt l'espèce d'équilibre que la nature avoit mis entre eux'. De cette première contradiction découlent toutes celles qu'on remarque dans l'ordre civil entre l'apparence et la réalité. Toujours la multitude sera sacrifiée au petit nombre, et l'intérêt public à l'in térêt particulier; toujours ces noms spécieux de justice et de subordination serviront d'instruments à la violence et d'armes à l'iniquité: d'où il suit que les ordres distingués qui se prétendent utiles aux autres ne sont en effet utiles qu'à euxmêmes aux dépens des autres; par où l'on doit

I

L'esprit universel des lois de tous les pays est de favoriser toujours le fort contre le foible, et celui qui a contre celui qui n'a rien : cet inconvénient est inévitable, et il est sans exception.

juger de la considération qui leur est due selon la justice et selon la raison. Reste à voir si le rang qu'ils se sont donné est plus favorable au bonheur de ceux qui l'occupent, pour savoir quel jugement chacun de nous doit porter de son propre sort. Voilà maintenant l'étude qui nous importe; mais, pour la bien faire, il faut commencer par

connoître le cœur humain.

S'il ne s'agissoit que de montrer aux jeunes gens l'homme par son masque, on n'auroit pas besoin de le leur montrer, ils le verroient toujours de reste; mais, puisque le masque n'est pas l'homme, et qu'il ne faut pas que son vernis le séduise, en leur peignant les hommes, peignez-les-leur tels qu'ils sont, non pas afin qu'ils les haïssent, mais afin qu'ils les plaignent et ne leur veuillent pas ressembler. C'est, à mon gré, le sentiment le mieux entendu que l'homme puisse avoir sur son espèce.

Dans cette vue, il importe ici de prendre une route opposée à celle que nous avons suivie jusqu'à présent, et d'instruire plutôt le jeune homme par l'expérience d'autrui que par la sienne. Si les hommes le trompent, il les prendra en haine; mais si, respecté d'eux, il les voit se tromper mutuellement, il en aura pitié. Le spectacle du monde, disoit Pythagore, ressemble à celui des jeux olympiques : les uns y tiennent boutique et ne songent qu'à leur profit; les autres y paient de

ÉMILE. T. II.

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leur personne et cherchent la gloire d'autres se contentent de voir les jeux, et ceux-ci ne sont pas les pires.

Je voudrois qu'on choisît tellement les sociétés d'un jeune homme, qu'il pensât bien de ceux qui vivent avec lui; et qu'on lui apprît à si bien connoître le monde, qu'il pensât mal de tout ce qui s'y fait. Qu'il sache que l'homme est naturellement bon, qu'il le sente, qu'il juge de son prochain par lui-même; mais qu'il voie comment la société déprave et pervertit les hommes; qu'il trouve dans leurs préjugés la source de tous leurs vices; qu'il soit porté à estimer chaque individu, mais qu'il méprise la multitude; qu'il voie que tous les hommes portent à-peu-près le même masque, mais qu'il sache aussi qu'il y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre.

Cette méthode, il faut l'avouer, a ses inconvé nients et n'est pas facile dans la pratique ; car, s'il devient observateur de trop bonne heure, si vous l'exercez à épier de trop près les actions d'autrui, vous le rendrez médisant et satirique, décisif et prompt à juger: il se fera un odieux plaisir de chercher à tout de sinistres interprétations, et à ne voir en bien rien même de ce qui est bien. Il s'accoutumera du moins au spectacle du vice, et à voir les méchants sans horreur, comme on s'accoutume à voir les malheureux sans pitié. Bientôt

la perversité générale lui servira moins de leçon d'excuse: il se dira que si l'homme est ainsi, ne doit pas vouloir être autrement.

que

il

Que si vous voulez l'instruire par principe et lui faire connoître avec la nature du cœur humain l'application des causes externes qui tournent nos penchants en vices; en le transportant ainsi tout d'un coup des objets sensibles aux objets intellectuels, vous employez une métaphysique qu'il n'est point en état de comprendre ; vous retombez dans l'inconvénient, évité si soigneusement jusqu'ici, de lui donner des leçons qui ressemblent à des leçons, de substituer dans son esprit l'expérience et l'autorité du maître à sa propre expérience et au progrès de sa raison.

Pour lever à-la-fois ces deux obstacles et pour mettre le cœur humain à sa portée sans risquer de gâter le sien, je voudrois lui montrer les hommes au loin, les lui montrer dans d'autres temps ou dans d'autres lieux, et de sorte qu'il pût voir la scène sans jamais y pouvoir agir. Voilà le moment de l'histoire ; c'est par elle qu'il lira dans les cœurs sans les leçons de la philosophie; c'est par elle qu'il verra, simple spectateur, sans intérêt et sans passion, comme leur juge, non comme leur complice ni comme leur accusateur.

les

Pour connoître les hommes il faut les voir agir. Dans le monde on les entend parler ; ils montrent

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