Page images
PDF
EPUB

turel en mille manières, après bien des réflexions sur ses propres sentiments et sur ceux qu'il observera dans les autres, qu'il pourra parvenir à généraliser ses notions individuelles sous l'idée abstraite d'humanité, et joindre à ses affections particulières celles qui peuvent l'identifier avec son espèce.

En devenant capable d'attachement, il devient sensible à celui des autres ', et par-là même attentif aux signes de cet attachement. Voyez-vous quel nouvel empire vous allez acquérir sur lui? Que de chaînes vous avez mises autour de son cœur avant qu'il s'en aperçût! Que ne sentira-t-il point quand, ouvrant les yeux sur lui-même, il verra ce que vous avez fait pour lui; quand il pourra se comparer aux autres jeunes gens de son âge, et vous comparer aux autres gouverneurs! Je dis quand il mais gardez-vous de le lui dire; si vous le lui dites, il ne le verra plus. Si vous exigez de lui de l'obéissance en retour des soins que vous lui avez rendus, il croira que vous l'avez surpris: il se dira qu'en feignant de l'obliger gratuitement vous avez prétendu le charger d'une dette, et le lier par un contrat auquel il n'a point consenti. En vain

le verra,

'L'attachement peut se passer de retour, jamais l'amitié. Elle est un échange, un contrat comme les autres; mais elle est le plus saint de tous. Le mot dami n'a point d'autre corrélatif que lui-même. Tout homme qui n'est pas l'ami de son ami est très sûrement un fourbe; car ce n'est qu'en rendant ou feignant de rendre l'amitié, qu'on peut l'obtenir.

vous ajouterez que ce que vous exigez de lui n'est que pour lui-même : vous exigez enfin, et vous exigez en vertu de ce que vous avez fait sans son aveu. Quand un malheureux prend l'argent qu'on feint de lui donner, et se trouve enrôlé malgré lui, vous criez à l'injustice: n'êtes-vous pas plus injuste encore de demander à votre élève le prix des soins qu'il n'a point acceptés?

L'ingratitude seroit plus rare si les bienfaits à usure étoient moins connus. On aime ce qui nous fait du bien; c'est un sentiment si naturel! L'ingratitude n'est pas dans le cœur de l'homme, mais l'intérêt y est: il y a moins d'obligés ingrats

que

de bienfaiteurs intéressés. Si vous me vendez vos dons, je marchanderai sur le prix; mais si vous feignez de donner pour vendre ensuite à votre mot, vous usez de fraude: c'est d'être gratuits qui les rend inestimables. Le cœur ne reçoit de lois que de lui-même; en voulant l'enchaîner on le dégage; on l'enchaîne en le laissant libre.

Quand le pêcheur amorce l'eau, le poisson vient, et reste autour de lui sans défiance; mais quand, pris à l'hameçon caché sous l'appât, il sent retirer la ligne, il tâche de fuir. Le pêcheur est-il le bienfaiteur? le poisson est-il l'ingrat? Voit-on jamais qu'un homme oublié par son bienfaiteur l'oublie? Au contraire, il en parle toujours avec plaisir, il n'y songe point sans attendrissement: s'il trouve

occasion de lui montrer par quelque service inattendu qu'il se ressouvient des siens, avec quel contentement intérieur il satisfait alors sa gratitude! avec quelle douce joie il se fait reconnoître! avec quel transport il lui dit : Mon tour est venu ! Voilà vraiment la voix de la nature, jamais un vrai bienfait ne fit d'ingrat:

Si donc la reconnoissance est un sentiment na

turel, et que vous n'en détruisiez pas l'effet par votre faute, assurez-vous que votre élève, commençant à voir le prix de vos soins, y sera sensible, pourvu que vous ne les ayez point mis vousmême à prix; et qu'ils vous donneront dans son cœur une autorité que rien ne pourra détruire. Mais, avant de vous être bien assuré de cet avantage, gardez de vous l'ôter en vous faisant valoir auprès de lui. Lui vanter vos services, c'est les lui rendre insupportables; les oublier, c'est l'en faire souvenir. Jusqu'à ce qu'il soit temps de le traiter en homme, qu'il ne soit jamais question de ce qu'il vous doit, mais de ce qu'il se doit. Pour le rendre docile laissez-lui toute sa liberté; dérobezvous pour qu'il vous cherche; élevez son ame au noble sentiment de la reconnoissance, en ne lui parlant jamais que de son intérêt. Je n'ai point voulu qu'on lui dît que ce qu'on faisoit étoit pour şon bien, avant qu'il fût en état de l'entendre; dans ce discours il n'eût vu que votre dépendance,

et il ne vous eût pris que pour son valet. Mais maintenant qu'il commence à sentir ce que c'est qu'aimer, il sent aussi quel doux lien peut unir un homme à ce qu'il aime; et, dans le zèle qui vous fait occuper de lui sans cesse, il ne voit plus l'attachement d'un esclave, mais l'affection d'un ami. Or rien n'a tant de poids sur le cœur humain que la voix de l'amitié bien reconnue; car on sait qu'elle ne nous parle jamais que pour notre intérêt. On peut croire qu'un ami se trompe, mais non qu'il veuille nous tromper. Quelquefois on résiste à ses conseils, mais jamais on ne les méprise.

Nous entrons enfin dans l'ordre moral: nous venons de faire un second pas d'homme. Si c'en étoit ici le lieu, j'essaierois de montrer comment des premiers mouvements du cœur s'élèvent les premières voix de la conscience, et comment des sentiments d'amour et de haine naissent les premières notions du bien et du mal: je ferois voir que justice et bonté ne sont point seulement des mots abstraits, de purs êtres moraux formés par l'entendement, mais de véritables affections de l'ame éclairée par la raison, et qui ne sont qu'un progrès ordonné de nos affections primitives; que, par la raison seule, indépendamment de la conscience, on ne peut établir aucune loi naturelle; et que tout le droit de la nature n'est qu'une chimère, s'il n'est fondé sur un besoin naturel au

cœur humain. Mais je songe que je n'ai point à faire ici des traités de métaphysique et de morale, ni des cours d'étude d'aucune espèce; il me suffit de marquer l'ordre et le progrès de nos sentiments et de nos connoissances relativement à notre constitution. D'autres démontreront peut-être ce que je ne fais qu'indiquer ici.

Mon Émile n'ayant jusqu'à présent regardé que lui-même, le premier regard qu'il jette sur ses semblables le porte à se comparer avec eux; et le premier sentiment qu'excite en lui cette comparaison est de desirer la première place. Voilà le point où l'amour de soi se change en amour-pro

'Le précepte même d'agir avec autrui comme nous voulons qu'on agisse avec nous n'a de vrai fondement que la conscience et le sentiment; car où est la raison précise d'agir étant moi comme si j'étois un autre, sur-tout quand je suis moralement sûr de ne jamais me trouver dans le même cas? et qui me répondra qu'en suivant bien fidèlement cette maxime j'obtiendrai qu'on la suive de même avec moi? Le méchant tire avantage de la probité du juste et de sa propre injustice; il est bien aise que tout le monde soit juste excepté lui. Cet accord-là, quoi qu'on en dise, n'est pas fort avantageux aux gens de bien. Mais quand la force d'une ame expansive m'identifie avec mon semblable, et que je me sens pour ainsi dire en lui, c'est pour ne pas souffrir que je ne veux pas qu'il souffre ; je m'intéresse à lui pour l'amour de moi, et la raison du précepte est dans la nature elle-même, qui m'inspire le desir de mon bien-être en quelque lieu que je me sente exister. D'où je conclus qu'il n'est pas vrai que les préceptes de la loi naturelle soient fondés sur la raison seule, ils ont une base plus solide et plus sûre. L'amour des hommes dérivé de l'amour de soi est le principe de la justice humaine. Le sommaire de toute la morale est donné dans l'Évangile par celui de la loi.

« PreviousContinue »