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turel qu'on fasse bon marché du bonheur des gens qu'on méprise. Ne vous étonnez donc plus si les politiques parlent du peuple avec tant de dédain, ni si la plupart des philosophes affectent de faire l'homme si méchant.

C'est le peuple qui compose le genre humain; ce qui n'est pas peuple est si peu de chose que ce n'est pas la peine de le compter. L'homme est le même dans tous les états: si cela est, les états les plus nombreux méritent le plus de respect. Devant celui qui pense, toutes les distinctions civiles disparoissent: il voit les mêmes passions, les mêmes sentiments dans le goujat et dans l'homme illustre; il n'y discerne que leur langage, qu'un coloris plus ou moins apprêté; et si quelque différence essentielle les distingue, elle est au préjudice des plus dissimulés. Le peuple se montre tel qu'il est, et n'est pas aimable: mais il faut bien que les gens du monde se déguisent; s'ils se montroient tels qu'ils sont, ils feroient horreur.

Il y a, disent encore nos sages, même dose de bonheur et de peine dans tous les états. Maxime aussi funeste qu'insoutenable: car, si tous sont également heureux, qu'ai-je besoin de m'incommoder pour personne? Que chacun reste comme il est: que l'esclave soit maltraité, que l'infirme souffre, que le gueux périsse; il n'y a rien à gagner pour eux à changer d'état. Ils font l'énumération

des peines du riche, et montrent l'inanité de ses vains plaisirs : quel grossier sophisme! les peines du riche ne lui viennent point de son état, mais de lui seul, qui en abuse. Fût-il plus malheureux que le pauvre même, il n'est point à plaindre, parceque ses maux sont tous son ouvrage, et qu'il ne tient qu'à lui d'être heureux. Mais la peine du misérable lui vient des choses, de la rigueur du sort qui s'appesantit sur lui. Il n'y a point d'habitude qui lui puisse ôter le sentiment physique de la fatigue, de l'épuisement, de la faim: le bon esprit ni la sagesse ne servent de rien pour l'exempter des maux de son état. Que gagne Épictéte de prévoir que son maître va lui casser la jambe? la lui casse-t-il moins pour cela? il a par-dessus son mal le mal de la prévoyance. Quand le peuple seroit aussi sensé que nous le supposons stupide, que pourroit-il être autre que ce qu'il est? que pourroit-il faire autre que ce qu'il fait? Étudiez les gens de cet ordre, vous verrez que, sous un autre langage, ils ont autant d'esprit et plus de bon sens que vous. Respectez donc votre espéce; songez qu'elle est composée essentiellement de la collection des peuples; que, quand tous les rois et tous les philosophes en seroient ôtés, il n'y paroîtroit guère, et que les choses n'en iroient pas plus mal. En un mot, apprenez à votre éléve à aimer tous les hommes, et même ceux qui les déprisent; faites

en sorte qu'il ne se place dans aucune classe, mais qu'il se retrouve dans toutes: parlez devant lui du genre humain avec attendrissement, avec pitié même, mais jamais avec mépris. Homme, ne déshonore point l'homme.

C'est par ces routes et d'autres semblables, bien contraires à celles qui sont frayées, qu'il convient de pénétrer dans le cœur d'un jeune adolescent pour y exciter les premiers mouvements de la nature, le développer et l'étendre sur ses semblables; à quoi j'ajoute qu'il importe de mêler à ces mouvements le moins d'intérêt personnel qu'il est possible; sur-tout point de vanité, point d'émulation, point de gloire, point de ces sentiments qui nous forcent de nous comparer aux autres; car ces comparaisons ne se font jamais sans quelque impression de haine contre ceux qui nous disputent la préférence, ne fût-ce que dans notre propre estime. Alors il faut s'aveugler ou s'irriter, être un méchant ou un sot: tâchons d'éviter cette alternative. Ces passions si dangereuses naîtront tôt ou tard, me dit-on, malgré nous. Je ne le nie pas; chaque chose a son temps et son lieu; je dis seulement qu'on ne doit pas leur aider à naître.

Voilà l'esprit de la méthode qu'il faut se prescrire. Ici les exemples et les détails sont inutiles, parcequ'ici commence la division presque infinie des caractères, et que chaque exemple que je don

nerois ne conviendroit pas peut-être à un sur cent mille. C'est à cet âge aussi que commence, dans l'habile maître, la véritable fonction de l'observateur et du philosophe qui sait l'art de sonder les cœurs en travaillant à les former. Tandis que le jeune homme ne songe point encore à se contrefaire, et ne l'a point encore appris, à chaque objet qu'on lui présente on voit dans son air, dans ses yeux, dans son geste, l'impression qu'il en reçoit : on lit sur son visage tous les mouvements de son ame; à force de les épier on parvient à les prévoir, et enfin à les diriger.

On remarque en général que le sang, les blessures, les cris, les gémissements, l'appareil des opérations douloureuses, et tout ce qui porte aux sens des objets de souffrance, saisit plus tôt et plus généralement tous les hommes. L'idée de destruction, étant plus composée, ne frappe pas de même; l'image de la mort touche plus tard et plus foiblement, parceque nul n'a par-devers soi l'expérience de mourir : il faut avoir vu des cadavres pour sentir les angoisses des agonisants. Mais quand une fois cette image s'est bien formée dans notre esprit, il n'y a point de spectacle plus horrible à nos yeux, soit à cause de l'idée de destruction totale qu'elle donne alors par les sens, soit parceque, sachant que ce moment est inévitable pour tous les hommes, on se sent plus vivement

affecté d'une situation à laquelle on est sûr de ne pouvoir échapper.

Ces impressions diverses ont leurs modifications et leurs degrés, qui dépendent du caractère particulier de chaque individu et de ses habitudes antérieures ; mais elles sont universelles, et nul n'en est tout-à-fait exempt. Il en est de plus tardives et de moins générales, qui sont plus propres aux ames sensibles; ce sont celles qu'on reçoit des peines morales, des douleurs internes, des afflictions, des langueurs, de la tristesse. Il y a des gens qui ne savent être émus que par des cris et des pleurs; les longs et sourds gémissements d'un cœur serré de détresse ne leur ont jamais arraché des soupirs; jamais l'aspect d'une contenance abattue, d'un visage hâve et plombé, d'un œil éteint et qui ne peut plus pleurer, ne les fit pleurer euxmêmes; les maux de l'ame ne sont rien pour eux: ils sont jugés, la leur ne sent rien, n'attendez d'eux que rigueur inflexible, endurcissement, cruauté. Ils pourront être intègres et justes, jamais cléments, généreux, pitoyables. Je dis qu'ils pourront être justes, si toutefois un homme peut l'être quand il n'est pas miséricordieux.

Mais ne vous pressez pas de juger les jeunes gens par cette règle, sur-tout ceux qui, ayant été élevés comme ils doivent l'être, n'ont aucune idée des peines morales qu'on ne leur a jamais fait

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