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fassent par-tout retrouver hors de lui; d'écarter avec soin ceux qui le resserrent, le concentrent, et tendent le ressort du moi humain; cest-à-dire en d'autres termes, d'exciter en lui la bonté, l'humanité, la commisération, la bienfaisance, toutes les passions attirantes et douces qui plaisent naturellement aux hommes, et d'empêcher de naître l'envie, la convoitise, la haine, toutes les passions repoussantes et cruelles, qui rendent, pour ainsi dire, la sensibilité non seulement nulle, mais négative, et font le tourment de celui qui les éprouve?

Je crois pouvoir résumer toutes les réflexions précédentes en deux ou trois maximes précises, claires, et faciles à saisir.

Il n'est

PREMIÈRE MAXIME.

pas dans le cœur humain de se mettre à la place des gens qui sont plus heureux que nous, mais seulement de ceux qui sont plus à plaindre.

Si l'on trouve des exceptions à cette maxime, elles sont plus apparentes que réelles. Ainsi l'on ne se met pas à la place du riche ou du grand auquel on s'attache; même en s'attachant sincèrement, on ne fait que s'approprier une partie de son bien-être. Quelquefois on l'aime dans ses malheurs: mais, tant qu'il prospère, il n'a de véritable ami que celui qui n'est pas la dupe des apparences, et qui

ÉMILE. T. II.

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le plaint plus qu'il ne l'envie, malgré sa prospérité.

On est touché du bonheur de certains états, par exemple, de la vie champêtre et pastorale. Le charme de voir ces bonnes gens heureux n'est point empoisonné par l'envie, on s'intéresse à eux véritablement. Pourquoi cela? parcequ'on se sent maître de descendre à cet état de paix et d'innocence, et de jouir de la même félicité; c'est un pis-aller qui ne donne que des idées agréables, attendu qu'il suffit d'en vouloir jouir pour le pouvoir. Il y a toujours du plaisir à voir ses ressources, à contempler son propre bien, même quand on n'en veut pas user.

Il suit de là que, pour porter un jeune homme à l'humanité, loin de lui faire admirer le sort brillant des autres, il faut le lui montrer par les côtés tristes; il faut le lui faire craindre. Alors, par une conséquence évidente, il doit se frayer une route au bonheur, qui ne soit sur les traces de personne.

DEUXIÈME MAXIME.

On ne plaint jamais dans autrui que les maux dont on ne se croit pas exempt soi-même.

« Non ignara mali, miseris succurrere disco. »

Æneid., 1, 630.

Je ne connois rien de si beau, de si profond, de

si touchant, de si vrai, que ce vers-là.

Pourquoi les rois sont-ils sans pitié pour leurs sujets? c'est qu'ils comptent de n'être jamais hommes. Pourquoi les riches sont-ils si durs pour les pauvres? c'est qu'ils n'ont pas peur de le devenir. Pourquoi la noblesse a-t-elle un si grand mépris pour le peuple? c'est qu'un noble ne sera jamais roturier. Pourquoi les Turcs sont-ils généralement plus humains, plus hospitaliers que nous? c'est que, dans leur gouvernement tout-à-fait arbitraire, la grandeur et la fortune des particuliers étant toujours précaires et chancelantes, ils ne regardent point l'abaissement et la misère comme un état étranger à eux'; chacun peut être demain ce qu'est aujourd'hui celui qu'il assiste. Cette réflexion, qui revient sans cesse dans les romans orientaux, donne à leur lecture je ne sais quoi d'attendrissant que n'a point tout l'apprêt de notre séche morale.

N'accoutumez donc pas votre élève à regarder du haut de sa gloire les peines des infortunés, les travaux des misérables; et n'espérez pas lui apprendre à les plaindre, s'il les considère comme lui étant étrangers. Faites-lui bien comprendre que le sort de ces malheureux peut être le sien, que tous leurs maux sont sous ses pieds, que mille événements imprévus et inévitables peuvent l'y plonger d'un moment à l'autre. Apprenez-lui à ne

** Cela paroît changer un peu maintenant : les états semblent devenir plus fixes, et les hommes deviennent aussi plus durs.

compter ni sur la naissance, ni sur la santé, ni sur les richesses; montrez-lui toutes les vicissitudes de la fortune; cherchez-lui les exemples toujours trop fréquents de gens qui, d'un état plus élevé que le sien, sont tombés au-dessous de celui de ces malheureux : que ce soit par leur faute ou non, ce n'est pas maintenant de quoi il est question; sait-il seulement ce que c'est que faute? N'empiétez jamais sur l'ordre de ses connoissances, et ne l'éclairez que par les lumières qui sont à sa portée: il n'a pas besoin d'être fort savant pour sentir que toute la prudence humaine ne peut lui répondre si dans une heure il sera vivant ou mourant; si les douleurs de la néphrétique ne lui feront point grincer les dents avant la nuit; si dans un mois il sera riche ou pauvre; si dans un an peut-être il ne ramera point sous le nerf de bœuf dans les galères d'Alger. Sur-tout n'allez pas lui dire tout cela froidement comme son catéchisme; qu'il voie, qu'il sente les calamités humaines: ébranlez, effrayez son imagination des périls dont tout homme est sans cesse environné; qu'il voie autour de lui tous ces abymes, et qu'à vous les entendre décrire, il se presse contre vous de peur d'y tomber. Nous le rendrons timide et poltron, direz-vous. Nous verrons dans la suite; mais quant à présent, commençons par le rendre humain; voilà sur-tout ce qui nous importe.

TROISIÈME MAXIME.

La pitié qu'on a du mal d'autrui ne se mesure pas sur la quantité de ce mal, mais sur le sentiment qu'on prête à ceux qui le souffrent.

On ne plaint un malheureux qu'autant qu'on croit qu'il se trouve à plaindre. Le sentiment physique de nos maux est plus borné qu'il ne semble; mais c'est par la mémoire qui nous en fait sentir la continuité, c'est par l'imagination qui les étend sur l'avenir, qu'ils nous rendent vraiment à plaindre. Voilà, je pense, une des causes qui nous endurcissent plus aux maux des animaux qu'à ceux des hommes, quoique la sensibilité commune dût également nous identifier avec eux. On ne plaint guère un cheval de charretier dans son écurie, parcequ'on ne présume pas qu'en mangeant son foin il songe aux coups qu'il a reçus et aux fatigues qui l'attendent. On ne plaint pas non plus un mouton qu'on voit paître, quoiqu'on sache qu'il sera bientôt égorgé, parcequ'on juge qu'il ne prévoit pas son sort. Par extension l'on s'endurcit ainsi sur le sort des hommes ; et les riches se consolent du mal qu'ils font aux pauvres, en les supposant assez stupides pour n'en rien sentir. En général je juge du prix que chacun met au bonheur de ses semblables par le cas qu'il paroît faire d'eux. Il est na

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