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ne l'intéressent pas plus que leurs exemples: tout cela n'est point fait pour lui. Ce n'est pas une erreur artificieuse qu'on lui donne par cette méthode, c'est l'ignorance de la nature. Ce temps vient où la même nature prend soin d'éclairer son élève; et c'est alors seulement qu'elle l'a mis en état de profiter sans risque des leçons qu'elle lui donne. Voilà le principe : le détail des règles n'est pas de mon sujet ; et les moyens que je propose en vue d'autres objets servent encore d'exemple pour celui-ci.

Voulez-vous mettre l'ordre et la règle dans les passions naissantes, étendez l'espace durant lequel elles se développent, afin qu'elles aient le temps de s'arranger à mesure qu'elles naissent. Alors ce n'est pas l'homme qui les ordonne, c'est la nature elle-même, votre soin n'est que de la laisser arranger son travail. Si votre éléve étoit seul, vous n'auriez rien à faire; mais tout ce qui l'environne enflamme son imagination. Le torrent des préjugés l'entraîne: pour le retenir il faut le pousser en sens contraire. Il faut que le sentiment enchaîne l'imagination, et que la raison fasse taire l'opinion des hommes. La source de toutes les passions est la sensibilité, l'imagination détermine leur pente. Tout être qui sent ses rapports doit être affecté quand ces rapports s'altèrent, et qu'il en imagine ou qu'il en croit imaginer

de plus convenables à sa nature. Ce sont les erreurs de l'imagination qui transforment en vices les passions de tous les êtres bornés, même des anges, s'ils en ont': car il faudroit qu'ils connussent la nature de tous les êtres, pour savoir quels rapports conviennent le mieux à la leur.

Voici donc le sommaire de toute la sagesse humaine dans l'usage des passions: 1° sentir les vrais rapports de l'homme tant dans l'espèce que dans l'individu; 2° ordonner toutes les affections de l'ame selon ces rapports.

Mais l'homme est-il maître d'ordonner ses affections selon tels ou tels rapports? Sans doute, s'il est maître de diriger son imagination sur tel ou tel objet, ou de lui donner telle ou telle habitude. D'ailleurs il s'agit moins ici de ce qu'un homme peut faire sur lui-même que de ce que nous pouvons faire sur notre élève par le choix des circonstances où nous le plaçons. Exposer les moyens propres à le maintenir dans l'ordre de la nature, c'est dire assez comment il en peut sortir.

Tant que sa sensibilité reste bornée à son individu, il n'y a rien de moral dans ses actions; ce

VARIANTE. s'il y en a. Telle est en effet la leçon du manuscrit autographe. On peut croire que l'auteur fut forcé d'y substituer, s'ils en ont, dans les premières éditions; mais puisque cette dernière 'leçon se retrouve dans l'édition de Genève, il est vraisemblable qu'il s'est décidé à la laisser subsister dans le texte, préférablement à la première.

n'est que quand elle commence à s'étendre hors de lui, qu'il prend d'abord les sentiments, ensuite les notions du bien et du mal, qui le constituent véritablement homme, et partie intégrante de son espèce. C'est donc à ce premier point qu'il faut d'abord fixer nos observations.

Elles sont difficiles en ce que, pour les faire, il faut rejeter les exemples qui sont sous nos yeux, et chercher ceux où les développements successifs se font selon l'ordre de la nature.

Un enfant façonné, poli, civilisé, qui n'attend que la puissance de mettre en œuvre les instructions prématurées qu'il a reçues, ne se trompe jamais sur le moment où cette puissance lui survient. Loin de l'attendre il l'accélère, il donne à son sang une fermentation précoce, il sait quel doit être l'objet de ses desirs long-temps même avant qu'il les éprouve. Ce n'est pas la nature qui l'excite, c'est lui qui la force: elle n'a plus rien a lui apprendre en le faisant homme; il l'étoit par la pensée long-temps avant de l'être en effet.

La véritable marche de la nature est plus graduelle et plus lente. Peu à peu le sang s'enflamme, les esprits s'élaborent, le tempérament se forme. Le sage ouvrier qui dirige la fabrique a soin de perfectionner tous ses instruments avant de les mettre en œuvre : une longue inquiétude précéde les premiers desirs, une longue ignorance leur

donne le change; on desire sans savoir quoi. Le sang fermente et s'agite; une surabondance de vie cherche à s'étendre au-dehors. L'oeil s'anime et parcourt les autres êtres, on commence à prendre intérêt à ceux qui nous environnent, on commence à sentir qu'on n'est pas fait pour vivre seul : c'est ainsi que le cœur s'ouvre aux affections humaines, et devient capable d'attachement.

Le premier sentiment dont un jeune homme élevé soigneusement est susceptible n'est pás l'amour, c'est l'amitié. Le premier acte de son imagination naissante est de lui apprendre qu'il a des semblables, et l'espèce l'affecte avant le sexe. Voilà donc un autre avantage de l'innocence prolongée; c'est de profiter de la sensibilité naissante pour jeter dans le cœur du jeune adolescent les premières semences de l'humanité: avantage d'autant plus précieux que c'est le seul temps de la vie où les mêmes soins puissent avoir un vrai succès.

J'ai toujours vu que les jeunes gens corrompus de bonne heure, et livrés aux femmes et à la débauche, étoient inhumains et cruels; la fougue du tempérament les rendoit impatients, vindicatifs, furieux leur imagination, pleine d'un seul objet, se refusoit à tout le reste; ils ne connoissoient ni pitié ni miséricorde ; ils auroient sacrifié père, mère, et l'univers entier, au moindre de leurs plaisirs. Au contraire, un jeune homme

élevé dans une heureuse simplicité est porté par les premiers mouvements de la nature vers les passions tendres et affectueuses: son cœur compatissant s'émeut sur les peines de ses semblables; il tressaillit d'aise quand il revoit son camarade, ses bras savent trouver des étreintes caressantes, ses yeux savent verser des larmes d'attendrissement; il est sensible à la honte de déplaire, au regret d'avoir offensé. Si l'ardeur d'un sang qui s'enflamme le rend vif, emporté, colère, on voit le moment d'après toute la bonté de son cœur dans l'effusion de son repentir; il pleure, il gémit sur la blessure qu'il a faite; il voudroit au prix de son sang racheter celui qu'il a versé; tout son emportement s'éteint, toute sa fierté s'humilie devant le sentiment de sa faute. Est-il offensé lui-même; au fort de sa fureur, une excuse, un mot le désarme; il pardonne les torts d'autrui d'aussi bon cœur qu'il répare les siens. L'adolescence n'est l'âge ni de la vengeance ni de la haine; elle est celui de la commisération, de la clémence, de la générosité. Oui, je le soutiens et je ne crains point d'être démenti par l'expérience, un enfant qui n'est pas mal né, et qui a conservé jusqu'à vingt ans son innocence, est à cet âge le plus généreux, le meilleur, le plus aimant, et le plus aimable des hommes. On ne vous a jamais rien dit de semblable; je le crois bien; vos philosophes, élevés dans

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