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naturelle; et comment l'amour de soi, cessant d'être un sentiment absolu, devient orgueil dans les grandes ames, vanité dans les petites, et dans toutes se nourrit sans cesse aux dépens du prochain. L'espèce de ces passions, n'ayant point son germe dans le cœur des enfants, n'y peut naître d'elle-même; c'est nous seuls qui l'y portons, et jamais elles n'y prennent racine que par notre faute: mais il n'en est plus ainsi du cœur du jeune homme; quoi que nous puissions faire, elles y naîtront malgré nous. Il est donc temps de changer de méthode.

sage

Commençons par quelques réflexions importantes sur l'état critique dont il s'agit ici. Le pasde l'enfance à la puberté n'est pas tellement déterminé par la nature qu'il ne varie dans les individus selon les tempéraments, et dans les peuples selon les climats. Tout le monde sait les distinctions observées sur ce point entre les pays chauds et les pays froids, et chacun voit que les tempéraments ardents sont formés plus tôt que les autres : mais on peut se tromper sur les causes, et souvent attribuer au physique ce qu'il faut imputer au moral; c'est un des abus les plus fréquents de la philosophie de notre siècle. Les instructions de la nature sont tardives et lentes; celles des hommes sont presque toujours prématurées. Dans le premier cas, les sens éveillent l'ima

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gination; dans le second, l'imagination éveille les elle leur donne une activité précoce qui ne peut manquer d'énerver, d'affoiblir d'abord les individus, puis l'espèce même à la longue. Une observation plus générale et plus sûre que celle de l'effet des climats, est que la puberté et la puissance du sexe est toujours plus hâtive chez les peuples instruits et policés que chez les peuples ignorants et barbares'. Les enfants ont une sagacité singulière pour démêler à travers toutes les singeries de la décence les mauvaises mœurs qu'elle couvre. Le langage épuré qu'on leur dicte, les leçons d'honnêteté qu'on leur donne, le voile du

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« Dans les villes, dit M. de Buffon, et chez les gens aisés, les en«fants, accoutumés à des nourritures abondantes et succulentes, «< arrivent plus tôt à cet état ; à la campagne et dans le pauvre peuple, <«<les enfants sont plus tardifs, parcequ'ils sont mal et trop peu nour<< ris ; il leur faut deux ou trois années de plus. » (Hist. nat., tom. IV, pag. 238, in-12.)Jadmets l'observation, mais non l'explication, puisque, dans le pays où le villageois se nourrit très bien et mange beaucoup, comme dans le Valais, et même en certains cantons montueux de l'Italie, comme le Frioul, l'âge de puberté dans les deux sexes est également plus tardif qu'au sein des villes, où, pour satisfaire la vanité, l'on met souvent dans le manger une extrême parcimonie, et où la plupart font, comme dit le proverbe, habits de velours et ventre de son. On est étonné, dans ces montagnes, de voir de grands garçons forts comme des hommes avoir encore la voix aiguë et le menton sans barbe, et de grandes filles, d'ailleurs très formées, n'avoir aucun signe périodique de leur sexe. Différence qui me paroît venir uniquement de ce que, dans la simplicité de leurs mœurs, leur imagination, plus long-temps paisible et calme, fait plus tard fermenter leur sang, et rend leur tempérament moins précoce.

mystère qu'on affecte de tendre devant leurs yeux, sont autant d'aiguillons à leur curiosité. A la manière dont on s'y prend, il est clair que ce qu'on feint de leur cacher n'est que pour le leur apprendre; et c'est de toutes les instructions qu'on leur donne celle qui leur profite le mieux.

Consultez l'expérience, vous comprendrez à quel point cette méthode insensée accélère l'ouvrage de la nature et ruine le tempérament. C'est ici l'une des principales causes qui font dégénérer les races dans les villes. Les jeunes gens, épuisés de bonne heure, restent petits, foibles, mal faits, vieillissent au lieu de grandir, comme la vigne à qui l'on fait porter du fruit au printemps languit et meurt avant l'automne.

Il faut avoir vécu chez des peuples grossiers et simples pour connoître jusqu'à quel âge une heureuse ignorance y peut prolonger l'innocence des enfants. C'est un spectacle à-la-fois touchant et risible d'y voir les deux sexes, livrés à la sécurité de leurs cœurs, prolonger dans la fleur de l'âge et de la beauté les jeux naïfs de l'enfance, et montrer par leur familiarité même la pureté de leurs plaisirs. Quand enfin cette aimable jeunesse vient à se marier, les deux époux, se donnant mutuellement les prémices de leur personne, en sont plus chers l'un à l'autre ; des multitudes d'enfants, sains et robustes, deviennent le gage d'une union

que rien n'altère, et le fruit de la sagesse de leurs premiers aus.

Si l'âge où l'homme acquiert la conscience de son sexe diffère autant par l'effet de l'éducation que par l'action de la nature, il suit de là qu'on peut accélérer et retarder cet âge selon la manière dont on élévera les enfants; et si le corps gagne ou perd de la consistance à mesure qu'on retarde ou qu'on accélère ce progrès, il suit aussi que, plus on s'applique à le retarder, plus un jeune homme acquiert de vigueur et de force. Je ne parle encore que des effets purement physiques: on verra bientôt qu'ils ne se bornent pas là.

De ces réflexions je tire la solution de cette question si souvent agitée, s'il convient d'éclairer les enfants de bonne heure sur les objets de leur curiosité, ou s'il vaut mieux leur donner le change par de modestes erreurs. Je pense qu'il ne faut faire ni l'un ni l'autre. Premièrement, cette curiosité ne leur vient point sans qu'on y ait donnélieu. Il faut donc faire en sorte qu'ils ne l'aient pas. En second lieu, des questions qu'on n'est pas forcé de résoudre n'exigent point qu'on trompe celui qui les fait: il vaut mieux lui imposer silence que de lui répondre en mentant. Il sera peu surpris de cette loi, si l'on a pris soin de l'y asservir dans les choses indifférentes. Enfin, si l'on prend le parti de répondre, que ce soit avec la plus grande sim

plicité, sans mystère, sans embarras, sans sourire. Il y a beaucoup moins de danger à satisfaire la curiosité de l'enfant qu'à l'exciter.

Que vos réponses soient toujours graves, courtes, décidées, et sans jamais paroître hésiter. Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'elles doivent être vraies. On ne peut apprendre aux enfants le danger de mentir aux hommes, sans sentir, de la part des hommes, le danger plus grand de mentir aux enfants. Un seul mensonge avéré du maître à l'éléve ruineroit à jamais tout le fruit de l'éducation.

Une ignorance absolue sur certaines matières est peut-être ce qui conviendroit le mieux aux enfants: mais qu'ils apprennent de bonne heure ce qu'il est impossible de leur cacher toujours. Il faut, ou que leur curiosité ne s'éveille en aucune manière, ou qu'elle soit satisfaite avant l'âge où elle n'est plus sans danger. Votre conduite avec votre éléve dépend beaucoup en ceci de sa situation particulière, des sociétés qui l'environnent, des circonstances où l'on prévoit qu'il pourra se trouver, etc. Il importe ici de ne rien donner au hasard ; et, si vous n'êtes pas sûr de lui faire ignorer jusqu'à seize ans la différence des sexes, ayez soin qu'il l'apprenne avant dix.

Je n'aime point qu'on affecte avec les enfants un langage trop épuré, ni qu'on fasse de longs détours, dont ils s'aperçoivent, pour éviter de

ÉMILE. T. II.

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