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L'amour de soi-même est toujours bon, et toujours conforme à l'ordre. Chacun étant chargé spécialement de sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit être d'y veiller sans cesse : et comment y veilleroit-il ainsi, s'il n'y prenoit le plus grand intérêt?

Il faut donc que nous nous aimions pour nous conserver; il faut que nous nous aimions plus que toute chose; et, par une suite immédiate du même sentiment, nous aimons ce qui nous conserve. Tout enfant s'attache à sa nourrice: Romulus devoit s'attacher à la louve qui l'avoit allaité. D'abord cet attachement est purement machinal. Ce qui favorise le bien-être d'un individu l'attire; ce qui lui nuit le repousse: ce n'est là qu'un instinct aveugle. Ce qui transforme cet instinct en sentiment, l'attachement en amour, l'aversion en haine, c'est l'intention manifestée de nous nuire ou de nous être utile. On ne se passionne pas pour les êtres insensibles qui ne suivent que l'impulsion qu'on leur donne: mais ceux dont ont attend du bien ou du

mal par leur disposition intérieure, par leur volonté, ceux que nous voyons agir librement pour ou contre, nous inspirent des sentiments semblables à ceux qu'ils nous montrent. Ce qui nous sert, on le cherche; mais ce qui nous veut servir, on l'aime: ce qui nous nuit, on le fuit; mais ce qui nous veut nuire on le hait.

Le premier sentiment d'un enfant est de s'aimer lui-même; et le second, qui dérive du premier, est d'aimer ceux qui l'approchent; car, dans l'état de foiblesse où il est, il ne connoît personne que par l'assistance et les soins qu'il reçoit. D'abord l'attachement qu'il a pour sa nourrice et sa gouvernante n'est qu'habitude. Il les cherche, parcequ'il a besoin d'elles et qu'il se trouve bien de les avoir; c'est plutôt connoissance que bienveillance. Il lui faut beaucoup de temps pour comprendre que non seulement elles lui sont utiles, mais qu'elles veulent l'être; et c'est alors qu'il commence à les aimer.

Un enfant est donc naturellement enclin à la bienveillance, parcequ'il voit que tout ce qui l'approche est porté à l'assister, et qu'il prend de cette observation l'habitude d'un sentiment favorable à son espéce: mais, à mesure qu'il étend ses relations, ses besoins, ses dépendances actives ou passives, le sentiment de ses rapports à autrui s'éveille, et produit celui des devoirs et des préférences. Alors l'enfant devient impérieux, jaloux, trompeur, vindicatif. Si on le plie à l'obéissance, ne voyant point l'utilité de ce qu'on lui commande, il l'attribue au caprice, à l'intention de le tourmenter, et il se mutine. Si on lui obéit à lui-même, aussitôt que quelque chose lui résiste, il y voit une rébellion, une intention de lui résister; il bat

la chaise ou la table pour avoir désobéi. L'amour de soi, qui ne regarde qu'à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits; mais l'amourpropre, qui se compare, n'est jamais content et ne sauroit l'être, parceque ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux; ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces et affectueuses naissent de l'amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent de l'amour-propre. Ainsi, ce qui rend l'homme essentiellement bon est d'avoir peu de besoins, et de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchant est d'avoir beaucoup de besoins, et de tenir beaucoup à l'opinion. Sur ce principe il est aisé de voir comment on peut diriger au bien ou au mal toutes les passions des enfants et des hommes. Il est vrai que, ne pouvant vivre toujours seuls, ils vivront difficilement toujours bons: cette difficulté même augmentera nécessairement avec leurs relations; et c'est en ceci sur-tout que les dangers de la société nous rendent l'art et les soins plus indispensables pour prévenir dans le cœur humain la dépravation qui naît de ses nouveaux besoins.

L'étude convenable à l'homme est celle de ses rapports. Tant qu'il ne se connoît que par son être physique, il doit s'étudier par ses rapports avec les choses; c'est l'emploi de son enfance: quand il com

mence à sentir son être moral, il doit s'étudier par ses rapports avec les hommes; c'est l'emploi de sa vie entière, à commencer au point où nous voilà parvenus.

il

Sitôt l'homme a besoin d'une compagne, que n'est plus un être isolé, son cœur n'est plus seul. Toutes ses relations avec son espèce, toutes les affections de son ame naissent avec celle-là. Sa première passion fait bientôt fermenter les autres.

Le penchant de l'instinct est indéterminé. Un sexe est attiré vers l'autre; voilà le mouvement de la nature. Le choix, les préférences, l'attachement personnel, sont l'ouvrage des lumières, des préjugés, de l'habitude : il faut du temps et des connoissances pour nous rendre capables d'amour: on n'aime qu'après avoir jugé, on ne préfère qu'après avoir comparé. Ces jugements se font sans qu'on s'en aperçoive, mais ils n'en sont pas moins réels. Le véritable amour, quoi qu'on en dise, sera toujours honoré des hommes: car, bien que ses emportements nous égarent, bien qu'il n'exclue pas du cœur qui le sent des qualités odieuses, et même qu'il en produise, il en suppose pourtant toujours d'estimables, sans lesquelles on seroit hors d'état de le sentir. Ce choix qu'on met en opposition avec la raison nous vient d'elle. On a fait l'amour aveugle, parcequ'il a de meilleurs yeux que nous, et qu'il voit des rapports que nous ne pouvons aper

cevoir. Pour qui n'auroit nulle idée de mérite ni de beauté, toute femme seroit également bonne, et la première venue seroit toujours la plus aimable. Loin que l'amour vienne de la nature, il est la règle et le frein de ses penchants: c'est par lui qu'excepté l'objet aimé un sexe n'est plus rien pour l'autre.

La préférence qu'on accorde, on veut l'obtenir; l'amour doit être réciproque. Pour être aimé, il faut se rendre aimable; pour être préféré, il faut se rendre plus aimable qu'un autre, plus aimable que tout autre, au moins aux yeux de l'objet aimé. De là les premiers regards sur ses semblables; de là les premières comparaisons avec eux ; de là l'émulation, les rivalités, la jalousie. Un cœur plein d'un sentiment qui déborde aime à s'épancher: du besoin d'une maîtresse naît bientôt celui d'un ami. Celui qui sent combien il est doux d'être aimé voudroit l'être de tout le monde, et tous ne sauroient vouloir de préférence qu'il n'y ait beaucoup de mécontents. Avec l'amour et l'amitié naissent les dissensions, l'inimitié, la haine. Du sein de tant de passions diverses je vois l'opinion s'élever un trône inébranlable, et les stupides mortels, asservis à son empire, ne fonder leur propre existence que sur les jugements d'autrui.

Étendez ces idées, et vous verrez d'où vient à notre amour-propre la forme que que nous lui croyons

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