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soin de chaque jour; l'étiquette de la cour devient pour eux un moyen hostile dont ils aimeront à faire usage. Croira-t-on que le cérémonial des audiences faisait l'une des graves difficultés agitées dans le conseil du roi ? Le garde des sceaux, Barentin, voulant prouver aux membres du tiers état combien on leur rendait d'égards, retraçait les anciennes coutumes et leur rappelait que, de temps immémorial, l'usage du tiers était de présenter ses doléances le genou ployé; faisant valoir les gracieuses concessions accordées relativement à ce cérémonial antique et solennel. Ce principal agent dans l'ordre politique et dans l'ordre judiciaire, insistait sur l'importance d'une différence très-marquée dans la réception que doit faire la majesté royale aux commissaires des trois ordres on affectait chez lui certaines distinctions; d'ouvrir les deux côtés de la porte au clergé, celui de la droite aux nobles, celui de la gauche à messieurs du tiers. Quelle distance du garde des sceaux Barentin au chancelier L'Hôpital? Le 2 mai, les députés des trois ordres ayant été présentés au roi, la noblesse et le clergé furent reçus dans le cabinet; le tiers état ne fut admis que dans un avant-salon. On remarqua la phrase suivante dans le sermon d'apparat, prêché le 4 mai, par l'évêque de Nancy, du nom de Lafare: « Sire, recevez les » hommages du clergé, les respects de la noblesse, » et les très-humbles supplications du tiers état. » Par de semblables distinctions, on irritait l'orgueil des membres du tiers, en humiliant avec une affectation puérile ceux qu'on regardait comme d'obscurs plébéiens; et, sans faire attention à leur qualité de représentans de la presque totalité de la nation, on enflammait des ressentimens dont la plupart, enfin,

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devenaient légitimes, par cela même qu'on se plaisait à les exciter.

A voir la conduite de la cour, dans ces pressantes conjonctures, on ne saurait douter qu'elle ne veuille rendre les états généraux de 1789 illusoires, comme le furent ceux de 1644; qu'elle n'ait le dessein de leur laisser consumer leur temps, user leurs forces dans de longs débats parlementaires pour les dissoudre ensuite par un coup d'autorité (V. 24 août 1788). C'est ainsi qu'on s'est conduit à l'égard des parlemens. La cour est assez peu clairvoyante pour ne pas discerner la différence qui se trouve entre l'importance de ces cours et celle d'une assemblée des élus de la nation, après une aussi vive fermentation politique et un aussi rapide développement de l'esprit public. Si la cour parvient à disperser les états, elle démontrera par les faits eux-mêmes que ces réunions solennelles ne peuvent jamais amener que de fàcheux résultats. Mais, dès 1787 déjà, et quand le parlement de Paris en eut appelé aux états généraux, de tels projets n'étaient plus possibles; la masse entière de la nation était ébranlée par l'impulsion qu'elle venait de recevoir; la nation réclamait d'une voix unanime les états généraux; la résistance à ses désirs eût rendu le choc plus terrible, et précipité la catastrophe que la cour voulait prévenir.

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Jusqu'à ce jour, les séances des trois chambres 16-17 juin. ont été absorbées dans des débats préliminaires qui, vu la nature des objets en litige, l'opiniâtreté des contendans, semblent interminables. Les membres du tiers état, après avoir vérifié les pouvoirs de toutes les députations, malgré l'absence des membres de

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la noblesse et de ceux du clergé, veulent constituer définitivement une assemblée souveraine ou corps législatif. La discussion s'engage sur la dénomination à choisir, celle d'états généraux devenant impropre par l'éloignement de deux ordres; on en écarte plusieurs autres, jusqu'à ce que l'abbé Syeyès, dans une motion fortement appuyée, présente cette formule : « Assemblée des représentans >> connus et vérifiés de la nation française. » Mirabeau la combat vivement, comme étant à la fois nulle et inintelligible; il demande ce titre : « Repré» sentans du peuple français, » mais avec aussi peu de succès. Enfin, Legrand, député, qui durant une session de trente mois ne se fera connaître qu'aujourd'hui, faisant adopter le nom d'Assemblée nationale, il est décidé, à la majorité de 480 voix sur 569, « Qu'après vérification des pouvoirs, recon>> naissant que l'assemblée est déjà composée des re>> présentans envoyés directement par les quatre>> vingt-seize centièmes au moins de la nation, et » qu'une telle masse de députation ne peut rester in>> active par l'absence des députés de quelques baillia» ges; de plus, qu'il n'appartient qu'aux représentans >> vérifiés de concourir à former le voeu national, et » que tous les représentans vérifiés doivent être » dans cette assemblée; et, attendu qu'il ne peut >> exister entre le trône et elle aucun veto, aucun » pouvoir négatif, les députés des communes se dé>>>clarent la seule réunion légitime, et se constituent » immédiatement en activité, sous le nom d'Assem» blée nationale, »

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On crut assez généralement à cette époque,

et

bien des gens croient encore aujourd'hui que l'abbé Syeyès proposa à la chambre des communes d'adopter

le nom d'assemblée nationale. Ce coup d'état n'appartient pas, comme on vient de le voir, à l'abbé Syeyès; mais cet individu a joué un si long rôle dans notre révolution, jusqu'à l'établissement du gouvernement consulaire; son écrit, intitulé, Qu'est-ce que le tiers état ? etc., produisit une si forte commotion dans les esprits avant l'ouverture des états généraux qu'il devient nécessaire de faire connaître l'un des premiers auteurs de la révolution de 1789.

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M. Syeyès était chanoine et grand-vicaire de Chartres, lorsque les troubles de la révolution éclatèrent; on le disait attaché au parti d'Orléans, et sa conduite ultérieure a justifié l'accusation. Sa physiono mie ses manières, et toutes les habitudes de son corps, si l'on peut parler ainsi, annoncent une grande sécheresse d'âme, beaucoup de circonspection, et encore plus d'ambition. On a fait à cet ecclésiastique une réputation, comme savant et philosophe, parce qu'il s'était érigé en commentateur ou plutôt en juge de Locke et de Condillac; il soutenait cette réputation en s'enveloppant dans toutes les idées métaphysiques qui en imposent aux esprits faux, et c'est le grand nombre; en se servant de ce jargon géométrique, qui passe aux yeux des ignorans pour la profondeur de la science. M. Syeyès n'a, en tout genre, que des demi-connaissances, et ne mérite pas plus le titre de littérateur que celui de philosophe. Arrivé à l'assemblée des états généraux, il se déclare le grand-prêtre de cette fausse philosophie qui ne raisonne que d'après les principes abstraits, et qui tend sans cesse à réduire en pratique rigoureuse toutes les erreurs qu'enfante une manière si vicieuse de rechercher la vérité. En conséquence, M. Syeyès, député et législateur, généralise

TOME II.

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toutes les institutions politiques sans consulter aucun des rapports qu'elles ont nécessairement entre elles; il part de l'abstraction pure et simple comme d'une vérité mathématique, écarte toutes les relations physiques et morales qui constituent l'ensemble des choses et des idées, et veut transporter dans l'état de société, et d'une société corrompue par les arts et le luxe, une théorie à peine applicable à l'état de

nature.

Persuadé que son génie l'appelle à être le législateur unique de la France, M. Syeyès met de côté les lois, les mœurs, les usages, et jusqu'aux préjugés politiques ou religieux qui influaient depuis tant de siècles sur le gouvernement de la monarchie française; il fait table rase et donne des principes métaphysiques pour des institutions positives; il déchaîne toutes les passions sociales et ne retient pas, de l'ancienne législation, un seul des freins qui pouvaient réprimer ces passions.

M. Syeyès avait des constitutions pour toutes les époques. Il s'entremet de toutes ses forces dans la constitution de 1791, prend une part active dans celle de 1793, est le père de la constitution de l'an III (ou 1795), et enfante la constitution consulaire, ou de l'an VIII (1799), d'où découlèrent les sénatus-consultes organiques et réglémentaires. Le cours de législation pratique de l'abbé Syeyès finit à cette époque, le général Bonaparte s'étant chargé pour son propre compte de la confection et de l'exécution de toutes les lois politiques et civiles.

Quelque tranchans que soient les argumens du Lyeurgue de la révolution, il est difficile de comprendre ses sublimes doctrines; sa conversation fatigue par la vanité dont elle est empreinte, autant que par

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