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tions de l'association civile. Le peuple soumis aux lois en doit être l'auteur: il n'appartient qu'à ceux qui s'associent de régler les conditions de la société; mais comment les régleront-ils? Sera-ce d'un commun accord, par une inspiration sublime? Le corps politique a-t-il un organe pour énoncer ses volontés? Qui lui donnera la prévoyance nécessaire pour en former les actes et les publier d'avance, ou comment les prononcera-t-il au moment du besoin? Comment une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu'elle veut, parce qu'elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuteraitelle d'elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile, qu'un système de législation? De lui-même, le peuple veut toujours le bien; mais, de lui-même, il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite; mais le jugement qui la guide n'est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu'ils sont, quelquefois tels qu'ils doivent lui paraitre; lui montrer le bon chemin qu'elle cherche, la garantir de la séduction des vo lontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l'attrait des avantages présents et sensibles, par le danger des maux éloignés et cachés. Les particuliers voient le bien qu'ils rejettent, le public veut le bien qu'il ne voit pas. Tous ont également besoin de guides; il faut obliger les uns à conformerleurs volontés à leur raison; il fautapprendre au peuple à connaître ce qu'il veut Alors, des lumières publiques résulte l'union de l'entendement et de la volonté dans le corps social; de là, l'exact concours des parties, et enfin la

plus grande force du tout. Voilà d'où na t la nécessité d'un législateur.

VII. - Du législateur.

Pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure qui vit toutes les passions et qui n'en éprouvât aucune; qui n'eût aucun rapport avec notre nature et qui la connût à fond; dont le bonheur fût indépendant de nous, et qui pourtant voulût bien s'occuper du nôtre; enfin qui, dans le progrès des temps, se ménageant une gloire éloignée, pût travailler dans un siècle et jouir dans un autre (1). Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes.

Le même raisonnement que faisait Caligula quant au fait, Platon le faisait quant au droit, pour définir l'homme civil ou royal, qu'il cherche dans son Livre du Règne; mais il est vrai qu'un grand prince est un homme rare; que sera-ce d'un grand législateur? Le premier n'a qu'à suivre le modèle que l'autre doit proposer; celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-là n'est que l'ouvrier qui la monte et la fait marcher. Dans la naissance des sociétés, dit Montesquieu, ce sont les chefs des républiques qui font l'institution, et c'est

(1) Un peuple ne devient célèbre que quand sa législation commence à décliner. On ignore durant combien de siècles l'institution de Lycurgue fit le bonheur des Spartiates avant qu'il fut question d'eux dans le reste de la Grèce.

ensuite l'institution qui forme les chefs des républiques.

Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine; de transformer chaque individu, qui, par lui-même, est un tout parfait et solidaire, en partie d'un plus grand tout, dont cet individu reçoive, en quelque sorte, sa vie et son être; d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer; de substituer une existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu'il ôte à l'homme ses forces propres, pour lui en donner qui lui soient étrangères, et dont il ne puisse faire usage sans le secours d'autrui. Plus ces forces naturelles sont mortes et anéanties, plus les acquises sont grandes et durables, plus aussi l'institution est solide et parfaite; et sorte que si chaque citoyen n'est rien, ne peut rien que par tous les autres, et que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la législation est au plus haut point de perfection qu'elle puisse atteindre.

Le législateur est, à tous égards, un homme extraordinaire dans l'Etat. S'il doit l'être par son génie, il ne l'est pas moins par son emploi. Ce n'est point magistrature, ce n'est point Souveraineté. Cet emploi, qui constitue la république, n'entre point dans sa constitution; c'est une fonction particulière et supérieure, qui n'a rien de commun avec l'empire humain; car si celui qui commande aux hommes

ne doit pas commander aux lois, celui qui commande aux lois ne doit pas non plus commander aux hommes; autrement, ses lois, ministres de ses passions, ne feraient souvent que perpétuer ses injustices, et jamais il ne pourrait éviter que des vues particulières n'altérassent la sainteté de son ouvrage.

Quand Lycurgue donna des lois à sa patrie, il commença par abdiquer la royauté. C'était la coutume de la plupart des villes grecques, de confier à des étrangers l'établissement des leurs. Les républiques modernes de l'Italie imitèrent souvent cet usage; celle de Genève en fit autant et s'en trouva bien (t). Rome, dans son plus bel âge, vit renaître en son sein tous les crimes de la tyrannie et se vit prête à périr pour avoir réuni sur les mêmes têtes l'autorité législative et le pouvoir souverain.

Cependant les décemvirs eux-mêmes ne s'arrogèrent jamais le droit de faire passer aucune loi de leur seule autorité. « Rien de ce que nous vous proposons, disaient-ils au peuple, ne peut passer en loi sans votre consentement. Romains, soyez vous-mêmes les auteurs des lois qui doivent faire votre bonheur,

(1) Ceux qui ne considèrent Calvin que comme théologien, connaissent mal l'étendue de son génie, La rédaction de nos sages édits, à laquelle il eut beaucoup de part, lui fait autant d'honneur que son Institution. Quelque révolution que le temps puisse amener dans notre culte, tant que l'amour de la patrie et de la liberté ne sera pas éteint parmi nous, jamais la mémoire de ce grand homme ne cessera d'y être en bénédiction,

Celui qui rédige les lois n'a donc ou ne doit avoir aucun droit législatif, et le peuple même ne peut, quand il le voudrait, se dépouiller de ce droit incommunicable, parce que, selon le pacte fondamental, il n'y a que la volonté générale qui oblige les particuliers, et qu'on ne peut jamais s'assurer qu'une volonté particulière est conforme à la volonté générale, qu'après l'avoir soumise aux suffrages libres du peuple; j'ai déjà dit cela, mais il n'est pas inutile de le répéter.

Ainsi, l'on trouve à la fois dans l'ouvrage de la législation, deux choses qui semblent incompatibles : une entreprise au-dessus de la force humaine, et, pour l'exécuter, une autorité qui n'est rien.

Autre difficulté qui mérite attention. Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien, n'en sauraient être entendus. Or, il y a mille sortes d'idées qu'il est impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales et les objets trop éloignés sont également hors de sa portée; chaque individu ne goûtant d'autre plan de gouvernement que celui qui se rapporte à son intérêt particulier, aperçoit difficilement les avantages qu'il doit retirer des privations continuelles qu'imposent les bonnes lois. Pour qu'un peuple naissant pût goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales de la raison de l'Etat, il faudrait que l'effet pût devenir la cause, que l'esprit social, qui doit être l'ouvrage de l'institution, présidât à l'institution même, et que les hommes fussent avant les lois ce

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