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CHANT PREMIER.

Sainte colère de la vertu, viens animer ma voix : je dirai les crimes de Benjamin et les vengeances d'Israël ; je dirai des forfaits inouïs, et des châtiments encore plus terribles. Mortels, respectez la beauté, les mœurs, l'hospitalité; soyez justes sans cruauté, miséricordieux sans faiblesse ; et sachez pardonner au coupable plutôt que de punir l'innocent.

O vous, hommes débonnaires, ennemis de toute inhumanité; vous qui, de peur d'envisager les crimes de vos frères, aimez mieux les laisser impunis, quel tableau viens-je offrir à vos yeux ? Le corps d'une femme coupé par pièces, ses membres déchirés et palpitants envoyés aux douze tribus ; tout le peuple saisi d'horreur, élevant jusqu'au ciel une clameur unanime, et s'écriant de concert: Non, jamais rien de pareil ne s'est fait en Israël depuis le jour où nos pères sortirent d'Égypte jusqu'à ce jour. Peuple saint, rassemble-toi : prononce sur cet acte horrible, et décerne le prix qu'il a mérité. A de tels forfaits, celui qui détourne ses regards est un lâche, un déserteur de la justice; la véritable humanité les envisage pour les connaître, pour les juger, pour les détester. Osons entrer dans ces détails, et remontons à la source des guerres civiles qui firent périr une des tribus, et coûtèrent tant de sang aux autres. Benjamin, triste enfant de douleur, qui donnas la mort à ta mère, c'est de ton sein qu'est sorti le crime qui t'a perdu; c'est ta race impie qui put le commettre, et qui devait trop l'expier.

Dans les jours de liberté, où nul ne régnait sur le peuple du Seigneur, il fut un temps de licence où chacun, sans reconnaître ni magistrat ni juge, était seul son propre maitre et faisait tout ce qui lui semblait bon. Israël, alors épars dans les champs, avait peu de grandes villes, et la simplicité de ses mœurs rendait superflu l'empire des lois. Mais tous les cœurs n'étaient pas également

purs, et les méchants trouvaient l'impunité du vice dans la sécurité de la vertu.

Durant un de ces courts intervalles de calme et d'égalité qui restent dans l'oubli, parce que nul n'y commande aux autres et qu'on n'y fait point de mal, un Lévite des monts d'Ephraïm vit dans Bethleem une jeune fille qui lui plut. Il lui dit : Fille de Juda, tu n'es pas de ma tribu, tu n'as point de frère; tu es comme les filles de Salphaad, et je ne puis t'épouser selon la loi du Seigneur 1. Mais mon cœur est à toi; viens avec moi, vivons ensemble; nous serons unis et libres; tu feras mon bonheur, et je ferai le tien. Le Lévite était jeune et beau, la jeune fille sourit ; ils s'unirent, puis il l'emmena dans ses montagnes.

Là, coulant une douce vie, si chère aux cœurs tendres et simples, il goûtait dans sa retraite les charmes d'un amour partagė; là, sur un sistre d'or fait pour chanter les louanges du Très-Haut, il chantait souvent les charmes de sa jeune épouse. Combien de fois les coteaux du mont Hébal retentirent de ses aimables chansons! Combien de fois il la mena sous l'ombrage, dans les vallons de Sichem, cueillir des roses champêtres et goûter le frais au bord des ruisseaux! Tantôt il cherchait dans les creux des rochers des rayons d'un miel doré dont elle faisait ses délices; tantôt dans le feuillage des oliviers il tendait aux oiseaux des piéges trompeurs, et lui apportait une tourterelie craintive qu'elle baisait en la flattant; puis, l'enfermant dans son sein, elle tressaillait d'aise en la sentant se débattre et palpiter. Fille de Bethléem, lui disait-il, pourquoi pleures-tu toujours ta famille et ton pays? Les enfants d'Éphraim n'ont-ils point aussi des fêtes? les filles de la riante Sichem sontelles sans grâces et sans gaieté? les habitants de l'antique Atharot manquent-ils de force et d'adresse? Viens voir leurs jeux et les embellir. Donne-moi des plaisirs, ò ma bien-aimée ! en est-il pour moi d'autres que les tiens?

Toutefois la jeune fille s'ennuya du Lévite, peut-être parce qu'il ne lui laissait rien à désirer. Elle se dérobe, et s'enfuit vers son père, vers sa tendre mère, vers ses folâtres sœurs. Elle y croit retrouver les plaisirs innocents de son enfance, comme si elle y portait le même âge et le même cœur.

1 Nombres, chap. XXXVI, v. 8. Je sais que les enfants de Lévi pouvaient se marier dans toutes les tribus, mais non dans le cas supposé.

Mais le Lévite abandonné ne pouvait oublier sa volage épouse. Tout lui rappelait dans sa solitude les jours heureux qu'il avait passés auprès d'elle, leurs jeux, leurs plaisirs, leurs querelles et leurs tendres raccommodements. Soit que le soleil levant dorât la cime des montagnes de Gelboé, soit qu'au soir un vent de mer vint rafraîchir leurs roches brûlantes, il errait en soupirant dans les lieux qu'avait aimés l'infidèle ; et la nuit, seul dans sa couche nuptiale, il abreuvait son chevet de ses pleurs.

Après avoir flotté quatre mois entre le regret et le dépit, comme un enfant chassé du jeu par les autres feint n'en vouloir plus en brûlant de s'y remettre, puis enfin demande en pleurant d'y rentrer, le Lévite, entraîné par son amour, prend sa monture; et, suivi de son serviteur avec deux ânes d'Épha chargés de ses provisions et de dons pour les parents de la jeune fille, il retourne à Bethléem, pour se réconcilier avec elle et tâcher de la ramener.

La jeune femme, l'apercevant de loin, tressaille, court audevant de lui, et, l'accueillant avec caresses, l'introduit dans la maison de son père, lequel, apprenant son arrivée, accourt aussi plein de joie, l'embrasse, le reçoit, lui, son serviteur, son équipage, et s'empresse à le bien traiter. Mais le Lévite, ayant le cœur serré, ne pouvait parler; néanmoins, ému par le bon accueil de la famille, il leva les yeux sur sa jeune épouse, et lui dit : Fille d'Israël, pourquoi me fuis-tu ? quel mal t'ai-je fait ? La jeune fille se mit à pleurer en se couvrant le visage. Puis il dit au père : Rendez-moi ma compagne; rendez-la-moi pour l'amour d'elle pourquoi vivrait-elle seule et délaissée ? Quel autre que moi peut honorer comme sa femme celle que j'ai reçue vierge?

Le père regarda sa fille, et la fille avait le cœur attendri du retour de son mari. Le père dit donc à son gendre: Mon fils, donnez-moi trois jours; passons ces trois jours dans la joie, et le quatrième jour, vous et ma fille partirez en paix. Le Lévite resta donc trois jours avec son beau-père et toute sa famille, mangeant et buvant familièrement avec eux et la nuit du quatrième jour, se levant avant le soleil, il voulut partir. Mais son beau-père l'arrêtant par la main, lui dit : Quoi ! voulez-vous partir à jeun? Venez fortifier votre estomac, et puis vous partirez. Ils se mirent donc à table; et après avoir mangé et bu, le père lui ait: Mon fils, je vous supplie de vous réjouir avec nous encore aujourd'hui. Toute

fois le Lévite, se levant, voulait partir ; il croyait ravir à l'amour le temps qu'il passait loin de sa retraite, livré à d'autres qu'à sa bien-aimée. Mais le père, ne pouvant se résoudre à s'en séparer, engagea sa fille d'obtenir encore cette journée; et la fille, caressant son mari, le fit rester jusqu'au lendemain.

Dès le matin, comme il était prêt à partir, il fut encore arrêté par son beau-père, qui le força de se mettre à table en attendant le grand jour; et le temps s'écoulait sans qu'ils s'en aperçussent. Alors le jeune homme s'étant levé pour partir avec sa femme et son serviteur, et ayant préparé toute chose : O mon fils, lui dit le père, vous voyez que le jour s'avance, et que le soleil est sur son déclin : ne vous mettez pas si tard en route : de grâce, réjouissez mon cœur encore le reste de cette journée; demain, dès le point du jour, vous partirez sans retard. Et, en disant ainsi, le bon vieillard était tout saisi; ses yeux paternels se remplissaient de larmes. Mais le Lévite ne se rendit point, et voulut partir à l'instant.

Que de regrets coûta cette séparation funeste! Que de touchants adieux furent dits et recommencés! Que de pleurs les sœurs de la jeune fille versèrent sur son visage! Combien de fois elles la reprirent tour à tour dans leurs bras! Combien de fois sa mère éplorée, en la serrant derechef dans les siens, sentit les douleurs d'une nouvelle séparation! Mais son père, en l'embrassant, ne pleurait pas : ses muettes étreintes étaient mornes et convulsives; des soupirs tranchants soulevaient sa poitrine. Hélas! il semblait prévoir l'horrible sort de l'infortunée. Oh! s'il eût su qu'elle ne reverrait jamais l'aurore !... s'il eût su que ce jour était le dernier de ses jours!... Ils partent enfin, suivis des tendres bénédictions de toute leur famille, et de vœux qui méritaient d'être exaucés. Heureuse famille, qui, dans l'union la plus pure, coule au sein de l'amitié ses paisibles jours, et semble n'avoir qu'un cœur à tous ses membres! O innocence des mœurs, douceur d'àme, antique simplicité, que vous êtes aimables! Comment la brutalité du vice a-t-elle pu trouver place au milieu de vous? Comment les fureurs de la barbarie n'ont-elles pas respecté vos plaisirs?

CHANT SECOND.

Le jeune Lévite suivait sa route avec sa femme, son serviteur et son bagage, transporté de joie de ramener l'amie de son cœur,

et inquiet du soleil et de la poussière, comme une mère qui ramène son enfant chez la nourrice, et craint pour lui les injures de l'air. Déjà l'on découvrait la ville de Jébus à main droite, et ses murs, aussi vieux que les siècles, leur offraient un asile aux appro ches de la nuit. Le serviteur dit donc à son maître : Vous voyez le jour prèt à finir; avant que les ténèbres nous surprennent, entrons dans la ville des Jébuséens, nous y chercherons un asile; et demain, poursuivant notre voyage, nous pourrons arriver à Géba.

A Dieu ne plaise, dit le Lévite, que je loge chez un peuple infidèle, et qu'un Chananéen donne le couvert au ministre du Seigneur! Non: mais allons jusques à Gabaa chercher l'hospitalité chez nos frères. Ils laissèrent donc Jérusalem derrière eux; ils arrivèrent après le coucher du soleil à la hauteur de Gabaa, qui est de la tribu de Benjamin. Ils se détournèrent pour y passer la nuit et y étant entrés, ils allèrent s'asseoir dans la place publique; mais nul ne leur offrit un asile, et ils demeuraient à découvert.

Hommes de nos jours, ne calomniez pas les mœurs de vos peres. Ces premiers temps, il est vrai, n'abondaient pas comme les vôtres en commodités de la vie; de vils métaux n'y suffisaient pas à tout; mais l'homme avait des entrailles qui faisaient le reste : l'hospitalité n'était pas à vendre, et l'on n'y trafiquait pas des vertus. Les fils de Jémini n'étaient pas les seuls, sans doute, dont les cœurs de fer fussent endurcis : mais cette dureté n'était pas commune. Partout, avec la patience, on trouvait des frères; le voyageur dépourvu de tout ne manquait de rien.

Après avoir attendu longtemps inutilement, le Lévite allait détacher son bagage pour en faire à la jeune fille un lit moins dur que la terre nue, quand il aperçut un homme vieux revenant sur le tard de ses champs et de ses travaux rustiques. Cet homme était comme lui des monts d'Ephraïm, et il était venu s'établir autrefois dans cette ville parmi les enfants de Benjamin.

Le vieillard, élevant les yeux, vit un homme et une femme assis au milieu de la place, avec un serviteur, des bêtes de somme et du bagage. Alors, s'approchant, il dit au Lévite : Étranger, d'où êtes-vous? et où allez-vous? Lequel lui répondit : Nous vevenons de Bethléem, ville de Juda; nous retournons dans notre demeure sur le penchant du mont d'Ephraïm, d'où nous étions ve

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