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honte, lui qui devrait plaindre les opprimés, d'en accabler un dans le fort de ses disgrâces; il lance, lui prélat catholique, un mandement contre un auteur protestant; il monte sur son tribunal pour examiner comme juge la doctrine particulière d'un hérétique; et, quoiqu'il damne indistinctement quiconque n'est pas de son Église, sans permettre à l'accusé d'errer à sa mode, il lui prescrit en quelque sorte la route par laquelle il doit aller en enfer. Aussitôt le reste de son clergé s'empresse, s'évertue, s'acharne autour d'un ennemi qu'il croit terrassé. Petits et grands, tout s'en mêle; le dernier cuistre vient trancher du capable; il n'y a pas un sot en petit collet, pas un chétif habitué de paroisse, qui, bravant à plaisir celui contre qui sont réunis leur sénat et leur évêque, ne veuille avoir la gloire de lui porter le dernier coup de pied.

Tout cela, monseigneur, forme un concours dont je suis le seul exemple et ce n'est pas tout.... Voici peut-être une des situations les plus difficiles de ma vie, une de celles où la vengeance et l'amour-propre sont le plus aisés à satisfaire, et permettent le moins à l'homme juste d'être modéré. Dix lignes seulement, et je couvre mes persécuteurs d'un ridicule ineffaçable. Que le public ne peut-il savoir deux anecdotes sans que je les dise*! Que ne connaît-il ceux qui ont médité ma ruine, et ce qu'ils ont fait pour l'exécuter ! Par quels méprisables insectes, par quels ténébreux moyens il verrait s'émouvoir les puissances! Quels levains il verrait s'échauffer par leur pourriture et mettre le parlement en fermentation! Par quelle risible cause il verrait les États de l'Europe se liguer contre le fils d'un horloger! Que je jouirais avec plaisir de sa surprise, si je pouvais n'en être pas l'instrument !

Jusqu'ici ma plume, hardie à dire la vérité, mais pure de toute satire, n'a jamais compromis personne; elle a toujours respecté l'honneur des autres, même en défendant le mien. Irais-je, en la quittant, la souiller de médisance, et la teindre des noirceurs de mes ennemis? Non; laissons-leur l'avantage de porter leurs coups dans les ténèbres. Pour moi, je ne veux me défendre qu'ouvertement, et même je ne veux que me défendre. Il suffit pour cela

* Voy. livres X et XI des Confessions. Par le mot d'insectes, il désigne Diderot, Grimm, les Holbachiens, et madame d'Épinay. (ÉD.)

de ce qui est su du public, ou de ce qui peut l'être sans que personne en soit offensé.

Une chose étonnante de cette espèce, et que je puis dire, est de voir l'intrépide Christophe de Beaumont, qui ne sait plier sous aucune puissance ni faire aucune paix avec les jansénistes, devenir, sans le savoir, leur satellite et l'instrument de leur animosité; de voir leur ennemi le plus irréconciliable sévir contre moi pour avoir refusé d'embrasser leur parti, pour n'avoir point voulu prendre la plume contre les jésuites, que je n'aime pas, mais dont je n'ai point à me plaindre, et que je vois opprimés. Daignez, monseigneur, jeter les yeux sur le sixième tome de la Nouvelle Héloïse, première édition; vous trouverez, dans la note de la page 138*, la véritable source de tous mes malheurs. J'ai prédit dans cette note (car je me mêle aussi quelquefois de prédire) qu'aussitôt que les jansénistes seraient les maîtres ils seraient plus intolérants et plus durs que leurs ennemis. Je ne savais pas alors que ma propre histoire vérifierait si bien ma prédiction. Le fil de cette trame ne serait pas difficile à suivre à qui saurait comment mon livre a été déféré. Je n'en puis dire davantage sans en trop dire, mais je pouvais au moins vous apprendre par quelles gens vous avez été conduit sans vous en douter.

Croira-t-on que quand mon livre n'eût point été déféré au parlement, vous ne l'eussiez pas moins attaqué? D'autres pourront le croire ou le dire; mais vous, dont la conscience ne sait point souffrir le mensonge, vous ne le direz pas. Mon Discours sur l'Inėgalité a couru votre diocèse; et vous n'avez point donné de mandement. Ma Lettre à M. d'Alembert a couru votre diocèse, et vous n'avez point donné de mandement. La Nouvelle Héloïse a couru votre diocèse, et vous n'avez point donné de mandement. Cependant tous ces livres, que vous avez lus, puisque vous les jugez, respirent les mêmes maximes; les mêmes manières de penser n'y sont pas plus déguisées : si le sujet ne les a pas rendues suscepti bles du même développement, elles gagnent en force ce qu'elles perdent en étendue, et l'on y voit la profession de foi de l'auteur exprimée avec moins de réserve que celle du Vicaire savoyard. Pourquoi donc n'avez-vous rien dit alors? Monseigneur, votre

• Page 634, Éd. Didot. ( Chefs-d'œuvre de la littérature française. )

troupeau vous était-il moins cher? me lisait-il moins? goûtait-il moins mes livres ? était-il moins exposé à l'erreur? Non; mais il n'y avait point alors de jésuites à proscrire; des traîtres ne m'avaient point encore enlacé dans leurs piéges; la note fatale n'était point connue, et quand elle le fut, le public avait déjà donné son suffrage au livre. Il était trop tard pour faire du bruit; on aima mieux différer, on attendit l'occasion, on l'épia, on la saisit, on s'en prévalut avec la fureur ordinaire aux dévots; on ne parlait que de chaînes et de bûchers; mon livre était le tocsin de l'anarchie et la trompette de l'athéisme; l'auteur était un monstre à étouffer; on s'étonnait qu'on l'eût si longtemps laissé vivre. Dans cette rage universelle vous eûtes honte de garder le silence : vous aimåtes mieux faire un acte de cruauté que d'être accusé de manquer de zèle, et servir vos ennemis que d'essuyer leurs reproches. Voilà, monseigneur, convenez-en, le vrai motif de votre mandement; voilà, ce me semble, un concours de faits assez singuliers pour donner à mon sort le nom de bizarre.

Il y a longtemps qu'on a substitué des bienséances d'État à la justice. Je sais qu'il est des circonstances malheureuses qui forcent un homme public à sévir malgré lui contre un bon citoyen. Qui veut être modéré parmi des furieux s'expose à leur furie; et je comprends que, dans un déchaînement pareil à celui dont je suis la victime, il faut hurler avec les loups, ou risquer d'être dévoré. Je ne me plains donc pas que vous ayez donné un mandement contre mon livre; mais je me plains que vous l'ayez donné contre ma personne, avec aussi peu d'honnêteté que de vérité ; je me plains qu'autorisant par votre propre langage celui que vous me reprochez d'avoir mis dans la bouche de l'inspiré, vous m'accabliez d'injures, qui, sans nuire à ma cause, attaquent mon honneur ou plutôt le vôtre; je me plains que de gaieté de cœur, sans raison, sans nécessité, sans respect au moins pour mes malheurs, vous m'outragiez d'un ton si peu digne de votre caractère. Et que vous avais-je donc fait, moi qui parlai toujours de vous avec tant d'estime; moi qui tant de fois admirai votre inébranlable fermeté, en déplorant, il est vrai, l'usage que vos préjugés vous en faisaient faire; moi qui toujours honorai vos mœurs, qui toujours respectai vos vertus, et qui les respecte encore aujourd'hui que vous m'avez déchiré?

C'est ainsi qu'on se tire d'affaire quand on veut quereller et qu'on a tort. Ne pouvant résoudre mes objections, vous m'en avez fait des crimes vous avez cru m'avilir en me maltraitant, et vous vous êtes trompé; sans affaiblir mes raisons, vous avez intéressé les cœurs généreux à mes disgråces; vous avez fait croire aux gens sensés qu'on pouvait ne pas bien juger du livre quand on jugeait si mal de l'auteur.

Monseigneur, vous n'avez été pour moi ni humain ni généreux; et non-seulement vous pouviez l'être sans m'épargner aucune des choses que vous avez dites contre mon ouvrage, mais elles n'en auraient fait que mieux leur effet. J'avoue aussi que je n'avais pas droit d'exiger de vous ces vertus, ni lieu de les attendre d'un homme d'Église. Voyons si vous avez été du moins équitable et juste; car c'est un devoir étroit imposé à tous les hommes, et les saints mêmes n'en sont pas dispensés.

Vous avez deux objets dans votre mandement, l'un de censurer mon livre, l'autre de décrier ma personne. Je croirai vous avoir bien répondu si je prouve que partout où vous m'avez réfuté vous avez mal raisonné, et que partout où vous m'avez insulté vous m'avez calomnié. Mais quand on ne marche que la preuve à la main, quand on est forcé, par l'importance du sujet et par la qualité de l'adversaire, à prendre une marche pesante et à suivre pied à pied toutes ses censures, pour chaque mot il faut des pages; et tandis qu'une courte satire amuse, une longue défense ennuie. Cependant il faut que je me défende, ou que je reste chargé par vous des plus fausses imputations. Je me défendrai donc, mais je défendrai mon honneur plutôt que mon livre. Ce n'est point la Profession de foi du vicaire savoyard que j'examine, c'est le Mandement de l'archevêque de Paris; et ce n'est que le mal qu'il dit de l'éditeur qui me force à parler de l'ouvrage. Je me rendrai ce que je me dois, parce que je le dois, mais sans ignorer que c'est une position bien triste que d'avoir à se plaindre d'un homme plus puissant que soi, et que c'est une bien fade lecture que la justification d'un innocent.

Le principe fondamental de toute morale, sur lequel j'ai raisonné dans tous mes écrits, et que j'ai développé dans ce dernier avec toute la clarté dont j'étais capable, est que l'homme est un être naturellement bon, aimant la justice et l'ordre; qu'il n'y a

point de perversité originelle dans le cœur humain, et que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits. J'ai fait voir que l'unique passion qui naisse avec l'homme, savoir l'amour de soi, est une passion indifférente en elle-même au bien et au mal; qu'elle ne devient bonne ou mauvaise que par accident, et selon les circonstances dans lesquelles elle se développe. J'ai montré que tous les vices qu'on impute au cœur humain ne lui sont point naturels : j'ai dit la manière dont ils naissent; j'en ai pour ainsi dire suivi la généalogie; et j'ai fait voir comment, par l'altération successive de leur bonté originelle, les hommes deviennent enfin ce qu'ils sont.

J'ai encore expliqué ce que j'entendais par cette bonté originelle, qui ne semble pas se déduire de l'indifférence au bien et au mal, naturelle à l'amour de soi. L'homme n'est pas un être simple; il est composé de deux substances. Si tout le monde ne convient pas de cela, nous en convenons vous et moi, et j'ai taché de le prouver aux autres. Cela prouvé, l'amour de soi n'est plus une passion simple; mais elle a deux principes, savoir, l'être intelligent et l'être sensitif, dont le bien-être n'est pas le même. L'appétit des sens tend à celui du corps, et l'amour de l'ordre à celui de l'âme. Ce dernier amour, développé et rendu actif, porte le nom de conscience; mais la conscience ne se développe et n'agit qu'avec les lumières de l'homme. Ce n'est que par ces lumières qu'il parvient à connaître l'ordre, et ce n'est que quand il le connaît que sa conscience le porte à l'aimer. La conscience est donc nulle dans l'homme qui n'a rien comparé et qui n'a point vu ses rapports. Dans cet état, l'homme ne connaît que lui; il ne voit son bien-être opposé ni conforme à celui de personne; il ne hait ni n'aime rien; borné au seul instinct physique, il est nul, il est bête : c'est ce que j'ai fait voir dans mon Discours sur l'Inégalité.

Quand, par un développement dont j'ai montré le progrès, les hommes commencent à jeter les yeux sur leurs semblables, ils commencent aussi à voir leurs rapports et les rapports des choses, à prendre des idées de convenance, de justice et d'ordre; le beau moral commence à leur devenir sensible, et la conscience agit : alors ils ont des vertus; et s'ils ont aussi des vices, c'est parce que leurs intérêts se croisent, et que leur ambition s'éveille à

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