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CITOYEN DE GENÈVE,

A CHRISTOPHE DE BEAUMONT,

ARCHEVÊQUE DE PARIS, DUC DE SAINT-CLOUD, PAIR DE FRANCE, COMMANDEUR DE L'ORDRE DU SAINT-ESPRIT, PROVISEUR DE SORBONNE, ETC.

Da veniam si quid liberius dixi, non ad contumeliam tuam, sed ad defensionem meam. Præsumsi enim de gravitate et prudentia tua, quia potes considerare quantam mihi respondendi necessitatem imposueris.

AUG., epist. 238, ad Pascent.

Pourquoi faut-il, monseigneur, que j'aie quelque chose à vous dire? Quelle langue commune pouvons-nous parler? comment pouvons-nous nous entendre? et qu'y a-t-il entre vous et moi?

Cependant il faut vous répondre; c'est vous-même qui m'y forcez. Si vous n'eussiez attaqué que mon livre, je vous aurais laissé dire: mais vous attaquez aussi ma personne; et plus vous avez d'autorité parmi les hommes, moins il m'est permis de me taire quand vous voulez me déshonorer.

Je ne puis m'empêcher, en commençant cette lettre, de réfléchir sur les bizarreries de ma destinée : elle en a qui n'ont été que pour moi.

J'étais né avec quelque talent; le public l'a jugé ainsi : cependant j'ai passé ma jeunesse dans une heureuse obscurité, dont je ne cherchais point à sortir. Si je l'avais cherché, cela même eût été une bizarrerie, que durant tout le feu du premier âge je n'eusse pu réussir, et que j'eusse trop réussi dans la suite quand ce feu commençait à passer. J'approchais de ma quarantième année, et j'avais, au lieu d'une fortune que j'ai toujours méprisée, et d'un nom qu'on m'a fait payer si cher, le repos et des amis, les deux seuls biens dont mon cœur soit avide. Une misérable question d'académie, m'agitant l'esprit malgré moi, me jeta dans un métier pour lequel je n'étais point fait : un succès inattendu

m'y montra des attraits qui me séduisirent. Des foules d'adversaires m'attaquèrent sans m'entendre, avec une étourderie qui me donna de l'humeur, et avec un orgueil qui m'en inspira peutétre. Je me défendis, et, de dispute en dispute, je me sentis engagé dans la carrière, presque sans y avoir pensé. Je me trouvai devenu pour ainsi dire auteur à l'âge où l'on cesse de l'être, et homme de lettres par mon mépris même pour cet état. Dès là je fus dans le public quelque chose; mais aussi le repos et les amis disparurent. Quels maux ne souffris-je point avant de prendre une assiette plus fixe et des attachements plus heureux ! Il fallut dévorer mes peines; il fallut qu'un peu de réputation me tint lieu de tout. Si c'est un dédommagement pour ceux qui sont toujours loin d'eux-mêmes, ce n'en fut jamais un pour moi.

Si j'eusse un moment compté sur un bien si frivole, que j'aurais été promptement désabusé! Quelle inconstance perpétuelle n'ai-je pas éprouvée dans les jugements du public sur mon compte ! J'étais trop loin de lui; ne me jugeant que sur le caprice ou l'intérêt de ceux qui le mènent, à peine deux jours de suite avait-il pour moi les mêmes yeux. Tantôt j'étais un homme noir, et tantôt un ange de lumière. Je me suis vu dans la même année vanté, fêté, recherché, même à la cour, puis insulté, menacé, détesté, maudit: les soirs on m'attendait pour m'assassiner dans les rues; les matins on m'annonçait une lettre de cachet. Le bien et le mal coulaient à peu près de la même source; le tout me venait pour des chansons.

J'ai écrit sur divers sujets, mais toujours dans les mêmes principes; toujours la même morale, la même croyance, les mêmes maximes, et, si l'on veut, les mêmes opinions. Cependant on a porté des jugements opposés de mes livres, ou plutôt de l'auteur de mes livres, parce qu'on m'a jugé sur les matières que j'ai traitées, bien plus que sur mes sentiments. Après mon premier Discours, j'étais un homme à paradoxes, qui se faisait un jeu de prouver ce qu'il ne pensait pas après ma Lettre sur la Musique française, j'étais l'ennemi déclaré de la nation; il s'en fallait peu qu'on ne m'y traitât en conspirateur; on eût dit que le sort de la monarchie était attaché à la gloire de l'Opéra : après mon Discours sur l'inégalité, j'étais athée et misanthrope : après la Lettre à M. d'Alembert, j'étais le défenseur de la morale chré

tienne : après l'Héloïse, j'étais tendre et doucereux : maintenant je suis un impie; bientôt peut-être serai-je un dévot.

Ainsi va flottant le sot public sur mon compte, sachant aussi peu pourquoi il m'abhorre que pourquoi il m'aimait auparavant. Pour moi, je suis toujours demeuré le même; plus ardent qu'éclairé dans mes recherches, mais sincère en tout, même contre moi; simple et bon, mais sensible et faible; faisant souvent le mal, et toujours aimant le bien; lié par l'amitié, jamais par les choses, et tenant plus à mes sentiments qu'à mes intérêts ; n'exigeant rien des hommes, et n'en voulant point dépendre; ne cédant pas plus à leurs préjugés qu'à leurs volontés, et gardant la mienne aussi libre que ma raison; craignant Dieu sans peur de l'enfer, raisonnant sur la religion sans libertinage, n'aimant ni l'impiété ni le fanatisme, mais haïssant les intolérants encore plus que les esprits forts; ne voulant cacher mes façons de penser personne; sans fard, sans artifice en toutes choses; disant mes fautes à mes amis, mes sentiments à tout le monde, au public ses vérités sans flatterie et sans fiel, et me souciant tout aussi peu de le fàcher que de lui plaire. Voilà mes crimes, et voilà mes vertus.

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Enfin, lassé d'une vapeur enivrante qui enfle sans rassasier, excédé du tracas des oisifs surchargés de leur temps et prodigues du mien, soupirant après un repos si cher à mon cœur et si nécessaire à mes maux, j'avais posé la plume avec joie : content de ne l'avoir prise que pour le bien de mes semblables, je ne leur demandais pour prix de mon zèle que de me laisser mourir en paix dans ma retraite, et de ne m'y point faire de mal. J'avais tort des huissiers sont venus me l'apprendre; et c'est à cette époque où j'espérais qu'allaient finir les ennuis de ma vie, qu'ont commencé mes plus grands malheurs. Il y a déjà dans tout cela quelques singularités : ce n'est rien encore. Je vous demande pardon, monseigneur, d'abuser de votre patience; mais, avant d'entrer dans les discussions que je dois avoir avec vous, il faut parler de ma situation présente, et des causes qui m'y ont réduit.

:

Un Genevois fait imprimer un livre en Hollande, et, par arrêt du parlement de Paris, ce livre est brûlé sans respect pour le souverain dont il porte le privilége. Un protestant propose en pays protestant des objections contre l'Église romaine, et il est

décrété par le parlement de Paris. Un républicain fait, dans une république, des objections contre l'État monarchique, et il est décrété par le parlement de Paris. Il faut que le parlement de Paris ait d'étranges idées de son empire, et qu'il se croie le légitime juge du genre humain.

Ce même parlement, toujours si soigneux pour les Français de l'ordre des procédures, les néglige toutes dès qu'il s'agit d'un pauvre étranger. Sans savoir si cet étranger est bien l'auteur du livre qui porte son nom, s'il le reconnait pour sien, si c'est lui qui l'a fait imprimer; sans égard pour son triste état, sans pitié pour les maux qu'il souffre, on commence par le décréter de prise de corps on l'eût arraché de son lit pour le traîner dans les mémes prisons où pourrissent les scélérats: on l'eût brûlé peut-être même sans l'entendre; car qui sait si l'on eût poursuivi plus régulièrement des procédures si violemment commencées, et dont on trouverait à peine un autre exemple, même en pays d'inquisition? Ainsi c'est pour moi seul qu'un tribunal si sage oublie sa sagesse; c'est contre moi seul, qui croyais y être aimé, que ce peuple, qui vante sa douceur, s'arme de la plus étrange barbarie c'est ainsi qu'il justifie la préférence que je lui ai donnée sur tant d'asiles que je pouvais choisir au même prix. Je ne sais comment cela s'accorde avec le droit des gens, mais je sais bien qu'avec de pareilles procédures la liberté de tout homme, et peut-être sa vie, est à la merci du premier imprimeur.

Le citoyen de Genève ne doit rien à des magistrats injustes et incompétents, qui, sur un réquisitoire calomnieux, ne le citent pas, mais le décrètent. N'étant point sommé de comparaitre, il n'y est point obligé. L'on n'emploie contre lui que la force, et il s'y soustrait. Il secoue la poudre de ses souliers, et sort de cette terre hospitalière où l'on s'empresse d'opprimer le faible, et où l'on donne des fers à l'étranger avant de l'entendre, avant de savoir si l'acte dont on l'accuse est punissable, avant de savoir s'il l'a commis.

Il abandonne en soupirant sa chère solitude. Il n'a qu'un seul bien, mais précieux, des amis; il les fuit. Dans sa faiblesse, il supporte un long voyage : il arrive, et croit respirer dans une terre de liberté; il s'approche de sa patrie, de cette patrie dont il s'est tant vanté, qu'il a chérie et honorée ; l'espoir d'y être accueilli le con

sole de ses disgrâces.... Que vais-je dire? Mon cœur se serre, ma main tremble, la plume en tombe; il faut se taire, et ne pas imiter le crime de Cham. Que ne puis-je dévorer en secret la plus amère de mes douleurs!

Et pourquoi tout cela? Je ne dis pas sur quelle raison, mais sur quel prétexte. On ose m'accuser d'impiété, sans songer que le livre où l'on la cherche est entre les mains de tout le monde. Que ne donnerait-on point pour pouvoir supprimer cette pièce justificative., et dire qu'elle contient tout ce qu'on a feint d'y trouver! Mais elle restera, quoi qu'on fasse; et, en y cherchant les crimes reprochés à l'auteur, la postérité n'y verra, dans ses erreurs mêmes, que les torts d'un ami de la vertu.

J'éviterai de parler de mes contemporains; je ne veux nuire à personne. Mais l'athée Spinosa enseignait paisiblement sa doctrine; il faisait sans obstacle imprimer ses livres, on les débitait publiquement: il vint en France, et il y fut bien reçu ; tous les États lui étaient ouverts, partout il trouvait protection, ou du moins sûreté ; les princes lui rendaient des honneurs, lui offraient des chaires : il vécut et mourut tranquille, et même considéré. Aujourd'hui, dans le siècle tant célébré de la philosophie, de la raison, de l'humanité, pour avoir proposé avec circonspection, même avec respect et pour l'amour du genre humain, quelques doutes fondés sur la gloire même de l'Être suprême, le défenseur de la cause de Dieu, flétri, proscrit, poursuivi d'État en État, d'asile en asile, sans égard pour son indigence, sans pitié pour ses infirmités, avec un acharnement que n'éprouva jamais aucun malfaiteur, et qui serait barbare même contre un homme en santé, se voit interdire le feu et l'eau dans l'Europe presque entière; on le chasse du milieu des bois : il faut toute la fermeté d'un protecteur illustre et toute la bonté d'un prince éclairé pour le laisser en paix au sein des montagnes. Il eût passé le reste de ses malheureux jours dans les fers, il eût péri peut-être dans les supplices, si, durant le premier vertige qui gagnait les gouvernements, il se fût trouvé à la merci de ceux qui l'ont persécuté.

Échappé aux bourreaux, il tombe dans les mains des prêtres. Ce n'est pas là ce que je donne pour étonnant, mais un homme vertueux qui a l'âme aussi noble que la naissance, un illustre archevêque. qui devrait réprimer leur lâcheté, l'autorise: il n'a pas

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