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mettaient chaque jour à la veille d'une guerre qu'il redoutait, ou à laquelle il aimait mieux contribuer une fois avec tous les autres, afin de s'en délivrer pour toujours. Le roi de Suède voulait s'assurer de la Poméranie, et mettre un pied dans l'Allemagne. L'électeur palatin, alors protestant, et chef de la confession d'Augsbourg, avait des vues sur la Bohême, et entrait dans toutes celles du roi d'Angleterre. Les princes d'Allemagne avaient à réprimer les usurpations de la maison d'Autriche. Le duc de Savoie obtenait Milan et la couronne de Lombardie, qu'il désirait avec ardeur. Le pape même, fatigué de la tyrannie espagnole, était de la partie au moyen du royaume de Naples qu'on lui avait promis. Les Hollandais, mieux payés que tous les autres, gagnaient l'assurance de leur liberté. Enfin, outre l'intérêt commun d'abaisser une puissance orgueilleuse qui voulait dominer partout, chacun en avait un particulier, très-vif, très-sensible, et qui n'était point balancé par la crainte de substituer un tyran à l'autre, puisqu'il était convenu que les conquêtes seraient partagées entre tous les alliés; excepté la France et l'Angleterre, qui ne pouvaient rien garder pour elles. C'en était assez pour calmer les plus inquiets sur l'ambition de Henri IV. Mais ce sage prince n'ignorait pas qu'en ne se réservant rien par ce traité, il y gagnait pourtant plus qu'aucun autre; car, sans rien ajouter à son patrimoine, il lui suffisait de diviser celui du seul plus puissant que lui, pour devenir le plus puissant lui-même; et l'on voit très-clairement qu'en prenant toutes les précautions qui pouvaient assurer le succès de l'entreprise, il ne négligeait pas celles qui devaient lui donner la primauté dans le corps qu'il voulait instituer.

De plus, ses apprêts ne se bornaient point à former au dehors des ligues redoutables, ni à contracter alliance avec ses voisins et ceux de son ennemi. En intéressant tant de peuples à l'abaissement du premier potentat de l'Europe, il n'oubliait pas de se mettre en état par lui-même de le devenir à son tour. Il employa quinze ans de paix à faire des préparatifs dignes de l'entreprise qu'il méditait. Il remplit d'argent ses coffres, ses arsenaux d'artillerie, d'armes, de munitions; il ménagea de loin des ressources pour les besoins imprévus : mais il fit plus que tout cela sans doute en gouvernant sagement ses peuples, en déracinant insensiblement toutes les semences de divisions, et en mettant un si bon ordre à ses finances. qu'elles pussent fournir à tout sans fouler ses sujets;

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JUGEMENT SUR LE PROJET DE PAIX, ETC.

de sorte que, tranquille au dedans et redoutable au dehors, il se vit en état d'armer et d'entretenir soixante mille hommes et vingt vaisseaux de guerre, de quitter son royaume sans y laisser la moindre source de désordre, et de faire la guerre durant six ans sans toucher à ses revenus ordinaires, ni mettre un sou de nouvelles impositions.

A tant de préparatifs ajoutez, pour la conduite de l'entreprise, le même zèle et la même prudence qui l'avaient formée, tant de la part de son ministre que de la sienne; enfin, à la tête des expéditions militaires, un capitaine tel que lui, tandis que son adversaire n'en avait plus à lui opposer; et vous jugerez si rien de ce qui peut annoncer un heureux succès manquait à l'espoir du sien, Sans avoir pénétré ses vues, l'Europe, attentive à ses immenses préparatifs, en attendait l'effet avec une sorte de frayeur. Un léger prétexte allait commencer cette grande révolution; une guerre, qui devait être la dernière, préparait une paix immortelle, quand un événement, dont l'horrible mystère doit augmenter l'effroi, vint bannir à jamais le dernier espoir du monde. Le même coup qui trancha les jours de ce bon roi replongea l'Europe dans d'éternelles guerres qu'elle ne doit plus espérer de voir finir. Quoi qu'il en soit, voilà les moyens que Henri IV avait rassemblés pour former le même établissement que l'abbé de Saint-Pierre prétendait faire avec un livre.

Qu'on ne dise donc point que si son système n'a pas été adopté, c'est qu'il n'était pas bon : qu'on dise au contraire qu'il était trop bon pour être adopté; car le mal et les abus, dont tant de gens profitent, s'introduisent d'eux-mêmes. Mais ce qui est utile au public ne s'introduit guère que par la force, attendu que les intérèts particuliers y sont presque toujours opposés. Sans doute la paix perpétuelle est à présent un projet bien absurde; mais qu'on nous rende un Henri IV et un Sully, la paix perpétuelle rede viendra un projet raisonnable: ou plutôt, admirons un si beau plan, mais consolons-nous de ne pas le voir exécuter; car cela ne peut se faire que par des moyens violents et redoutables à l'humanité.

On ne voit point de ligues fédératives s'établir autrement que par des révolutions: et, sur ce principe, qui de nous oserait dire si cette ligue européenne est à désirer ou à craindre? Elle ferait peut-être plus de mal tout d'un coup qu'elle n'en préviendrait pour des siècles.

MANDEMENT

DE MGR L'ARCHEVÊQUE DE PARIS,

PORTANT CONDAMNATION

D'un livre qui a pour titre : ÉMILE, ou DE L'ÉDUCATION, par J.-J. ROUSSEAU, citoyen de Genève.

CHRISTOPHE DE BEAUMONT, par la miséricorde divine et par la gråce du saint-siége apostolique, archevêque de Paris, duc de Saint-Cloud, pair de France, commandeur de l'ordre du SaintEsprit, proviseur de Sorbonne, etc.; à tous les fidèles de notre diocèse, salut et bénédiction.

1. Saint Paul a prédit, M. T. C. F., qu'il viendrait des jours périlleux où il y aurait des gens amateurs d'eux-mêmes, fiers, superbes, blasphèmateurs, impies, calomniateurs, enflès d'orgueil, amateurs des voluptés plutôt que de Dieu; des hommes d'un esprit corrompu, et pervertis dans la fvi1. Et dans quels temps malheureux cette prédiction s'est-elle accomplie plus à la lettre que dans les nôtres ! L'incrédulité, enhardie par toutes les passions, se présente sous toutes les formes, afin de se proportionner en quelque sorte à tous les âges, à tous les caractères, à tous les états. Tantôt, pour s'insinuer dans des esprits qu'elle trouve déjà ensorcelės par la bagatelle, elle emprunte un style léger, agréable et frivole de là tant de romans, également obscènes et impies, dont

In novissimis diebus instabunt tempora periculosa; erunt homines seipsos amantes.., elati, superbi, blasphemi, scelesti, criminatores, tumidi, et voluptatum amatores magis quam Dei; homines corruptı mente et reprobi circa fidem. II. Tim., cap. III, v. 1, 4, 8.

2 Fascinatio nugacitatis obscurat bona. Sap., cap. IV, v. 12.

le but est d'amuser l'imagination pour séduire l'esprit et corrompre le cœur. Tantôt, affectant un air de profondeur et de sublimité dans ses vues, elle feint de remonter aux premiers principes de nos connaissances, et prétend s'en autoriser pour secouer un joug qui, selon elle, déshonore l'humanité, la Divinité même. Tantôt elle déclame en furieuse contre le zèle de la religion, et prêche la tolérance universelle avec emportement. Tantôt enfin, réunissant tous ces divers langages, elle mêle le sérieux à l'enjouement, des maximes pures à des obscénités, de grandes vérités à de grandes erreurs, la foi au blasphème; elle entreprend en un mot d'accorder les lumières avec les ténèbres, Jésus-Christ avec Bélial. Et tel est spécialement, M. T. C. F., l'objet qu'on parait s'être proposé dans un ouvrage récent, qui a pour titre Émile, ou de l'ÉDUCATION. Du sein de l'erreur il s'est élevé un homme plein du langage de la philosophie, sans être véritablement philosophe; esprit doué d'une multitude de connaissances qui ne l'ont pas éclairé, et qui ont répandu des ténèbres dans les autres esprits; caractère livré aux paradoxes d'opinions et de conduite, alliant la simplicité des mœurs avec le faste des pensées, le zèle des maximes antiques avec la fureur d'établir des nouveautés, l'obscurité de la retraite avec le désir d'ètre connu de tout le monde on l'a vu invectiver contre les sciences qu'il cultivait, préconiser l'excellence de l'Évangile dont il détruisait les dogmes, peindre la beauté des vertus qu'il éteignait dans l'àme de ses lecteurs. Il s'est fait le précepteur du genre humain pour le tromper, le moniteur public pour égarer tout le monde, l'oracle du siècle pour achever de le perdre. Dans un ouvrage sur l'Inégalité des conditions, il avait abaissé l'homme jusqu'au rang des bêtes; dans une autre production plus récente, il avait insinué le poison de la volupté en paraissant le proscrire: dans celui-ci, il s'empare des premiers moments de l'homme, afin d'établir l'empiré de l'irréligion.

II. Quelle entreprise, M. T. C. F.! L'éducation de la jeunesse est un des objets les plus importants de la sollicitude et du zèle des pasteurs. Nous savons que, pour réformer le monde, autant que le permettent la faiblesse et la corruption de notre nature, il suffirait d'observer, sous la direction et l'impression de la grâce, les premiers rayons de la raison humaine, de les saisir avec soin,

et de les diriger vers la route qui conduit à la vérité. Par là ces esprits, encore exempts de préjugés, seraient pour toujours en garde contre l'erreur; ces cœurs, encore exempts de grandes passions, prendraient les impressions de toutes les vertus. Mais à qui convient-il mieux qu'à nous, et à nos coopérateurs dans le saint ministère, de veiller ainsi sur les premiers moments de la jeunesse chrétienne; de lui distribuer le lait spirituel de la religion, afin qu'il croisse pour le salut'; de préparer de bonne heure par de salutaires leçons des adorateurs sincères au vrai Dieu, des sujets fidèles au souverain, des hommes dignes d'être la ressource et l'ornement de la patrie?

III. Or, M. T. C. F., l'auteur d'Émile propose un plan d'éducation qui, loin de s'accorder avec le christianisme, n'est pas même propre à former des citoyens ni des hommes. Sous le vain prétexte de rendre l'homme à lui-même et de faire de son élève l'élève de la nature, il met en principe une assertion démentie, non-seulement par la religion, mais encore par l'expérience de tous les peuples et de tous les temps. Posons, dit-il, pour maxime incontestable que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits ; il n'y a point de perversité originelle dans le cœur humain. A ce langage, on ne reconnaît point la doctrine des saintes Écritures et de l'Église touchant la révolution qui s'est faite dans notre nature; on perd de vue le rayon de lumière qui nous fait connaître le mystère de notre propre cœur. Oui, M. T. C. F., il se trouve en nous un mélange frappant de grandeur et de bassesse, d'ardeur pour la vérité et de goût pour l'erreur, d'inclination pour la vertu et de penchant pour le vice. Étonnant contraste, qui, en déconcertant la philosophie païenne, la laisse errer dans de vaines spéculations! contraste dont la révélation nous découvre la source dans la chute déplorable de notre premier père ! L'homme se sent entraîné par une pente funeste; et comment se roidirait-il contre elle, si son enfance n'était dirigée par des maîtres pleins de vertu, de sagesse, de vigilance, et si, durant tout le cours de sa vie, il ne faisait lui-même, sous la protection et avec les grâces de son Dien, des efforts puissants et continuels?

Sicut modo geniti infantes rationabile sine dolo lac concupiscite, ut in eo crescatis in salutem. I. Petr., cap. II.

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