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quand la croix eut chassé l'aigle, toute la valeur romaine disparut.

Mais, laissant à part les considérations politiques, revenons au droit, et fixons les principes sur ce point important. Le droit que le pacte social donne au souverain sur les sujets ne passe point, comme je l'ai dit, les bornes de l'utilité publique'. Les sujets ne doivent donc compte au souverain de leurs opinious qu'autant que ces opinions importent à la communauté. Or il importe bien à l'État que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs; mais les dogmes de cette religion n'intéressent ni l'État ni ses membres, qu'autant que ces dogmes se rapportent à la norale et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir, au surplus, telles opinions qu'il lui plait, sans qu'il appartienne au souverain d'en connaitre ; car comme il n'a point de compétence dans l'autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir, ce n'est pas son affaire, pourvu qu'ils soient bons citoyens dans celle-ci.

Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle 2. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l'État quiconque ne les croit pas; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois, la justice, et d'immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dog

Dans la république, dit le marquis d'Argenson, chacun est parfaitement libre en ce qui ne nuit pas aux autres. Voilà la borne invariable; on ne peut la poser plus exactement. Je n'ai pu me refuser au plaisir de citer quelquefois ce manuscrit, quoique non connu du public, pour rendre honneur à la mémoire d'un homme illustre et respectable, qui avait conservé jusque dans le ministère le cœur d'un vrai citoyen, et des vues droites et saines sur le gouvernement de son pays*.

2 César, plaidant pour Catilina, tâchait d'établir le dogme de la mor talité de l'âme : Caton et Cicéron, pour le réfuter, ne s'amusèrent point à philosopher; ils se contentèrent de montrer que César parlait en mauvais citoyen et avançait une doctrine pernicieuse à l'État. En effet, voilà de quoi devait juger le sénat de Rome, et non d'une question de théologie.

* Il a depuis été publié sous le titre de Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France. (ÉD.)

mes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois.

Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision, sans explications ni commentaires. L'existence de la Divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante; la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois ; voilà les dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne à un seul, c'est l'intolérance: elle rentre dans les cultes que nous avons exclus.

Ceux qui distinguent l'intolérance civile et l'intolérance théologique se trompent, à mon avis. Ces deux intolérances sont inséparables. Il est impossible de vivre en paix avec des gens qu'on croit damnés; les aimer serait haïr Dieu, qui les punit : il faut absolument qu'on les ramène ou qu'on les tourmente. Partout où l'intolérance théologique est admise, il est impossible qu'elle n'ait pas quelque effet civil ; et sitôt qu'elle en a, le souverain n'est plus souverain, même au temporel : dès lors les prêtres sont les vrais maitres; les rois ne sont que leurs officiers.

Maintenant qu'il n'y a plus et qu'il ne peut plus y avoir de religion nationale exclusive, on doit tolérer toutes celles qui tolèrent les autres, autant que leurs dogmes n'ont rien de contraire aux devoirs du citoyen. Mais quiconque ose dire, Hors de l'Église

'Le mariage, par exemple, étant un contrat civil, a des effets civils, sans lesquels il est même impossible que la société subsiste. Supposons donc qu'un clergé vienne à bout de s'attribuer à lui seul le droit de passer cet acte, droit qu'il doit nécessairement usurper dans toute religion intolé rante; alors n'est-il pas clair qu'en faisant valoir à propos l'autorité de l'Église, il rendra vaine celle du prince, qui n'aura plus de sujets que ceux que le clergé voudra bien lui donner? Maitre de marier ou de ne pas marier les gens, selon qu'ils auront ou n'auront pas telle ou telle doctrine, selon qu'ils admettront ou rejetteront tel ou tel formulaire, selon qu'ils lui seront plus ou moins dévoués, en se conduisant prudemment et tenant ferme, n'est-il pas clair qu'il disposera seul des héritages, des charges, des citoyens, de l'État même, qui ne saurait subsister n'étant plus com posé que de bâtards? Mais, dira-t-on, l'on appellera comme d'abus; on ajournera, décrétera, saisira le temporel. Quelle pitié! Le clergé, pour peu qu'il ait, je ne dis pas de courage, mais de bon sens, laissera faire et ira son train; il laissera tranquillement appeler, ajourner, décréter, saisir, et finira par rester le maître. Ce n'est pas, ce me semble, un grand sacrifice d'abandonner une partie, quand on est sûr de s'emparer du tout.

point de salut, doit être chassé de l'État, à moins que l'État ne soit l'Église, et que le prince ne soit le pontife. Un tel dogme n'est bon que dans un gouvernement théocratique; dans tout autre il est pernicieux. La raison sur laquelle on dit que Henri IV embrassa la religion romaine la devrait faire quitter à tout honnête homme. et surtout à tout prince qui saurait raisonner *.

CHAPITRE IX.

Conclusion.

Après avoir posé les vrais principes du droit politique, et taché de fonder l'État sur sa base, il resterait à l'appuyer par ses relations externes ; ce qui comprendrait le droit des gens, le commerce, le droit de la guerre et les conquêtes, le droit public, les ligues, les négociations, les traités, etc. Mais tout cela forme un nouvel objet trop vaste pour ma courte vue ; j'aurais dû la fixer toujours plus près de moi.

« Un historien rapporte que le roi faisant faire devant lui une confé«rence entre les docteurs de l'une et de l'autre Église, et voyant qu'un << ministre tombait d'accord qu'on se pouvait sauver dans la religion des catholiques, sa majesté prit la parole, et dit à ce ministre : Quoi! tom« bez-vous d'accord qu'on puisse se sauver dans la religion de ces messieurs-là ? Le ministre répondant qu'il n'en doutait pas, pourvu qu'on y « véçût bien, le roi repartit très-judicieusement : La prudence veut donc que je sois de leur religion et non pas de la vôtre, parce que, étaní de la leur, je me sauve selon eux et selon vous; et étant de la vôtre je me sauve bien selon vous, mais non selon eux. Or la prudence veu que je suive le plus assuré. » Péréfixe, Hist. de Henri IV. ( G. P. )

JUGEMENT

SUR LE PROJET DE PAIX PERPÉTUELLE

DE M. L'ABBÉ DE SAINT-PIERRE.

Le projet de la paix perpétuelle, étant par son objet le plus digne d'occuper un homme de bien, fut aussi de tous ceux de l'abbé de Saint-Pierre celui qu'il médita le plus longtemps et qu'il suivit avec le plus d'opiniâtreté; car on a peine à nommer autrement ce zèle de missionnaire qui ne l'abandonna jamais sur ce point, malgré l'évidente impossibilité du succès, le ridicule qu'il se donnait de jour en jour, et les dégoûts qu'il eut sans cesse à essuyer. Il semble que cette âme saine, uniquement attentive au bien public, mesurait les soins qu'elle donnait aux choses uniquement sur le degré de leur utilité, sans jamais se laisser rebuter par les obstacles ni songer à l'intérêt personnel.

Si jamais vérité morale fut démontrée, il me semble que c'est l'utilité générale et particulière de ce projet. Les avantages qui résulteraient de son exécution, et pour chaque prince et pour chaque peuple, et pour toute l'Europe, sont immenses, clairs, incontestables; on ne peut rien de plus solide et de plus exact que les raisonnements par lesquels l'auteur les établit. Réalisez sa république européenne durant un seul jour, c'en est assez pour la faire durer éternellement, tant chacun trouverait par l'expérience son profit particulier dans le bien commun. Cependant ces mêmes princes qui la défendraient de toutes leurs forces si elle existait s'opposeraient maintenant de même à son exécution, et l'empêcheront infailliblement de s'établir, comme ils l'empêcheraient de s'éteindre. Ainsi, l'ouvrage de l'abbé de Saint-Pierre sur la paix perpétuelle paraît d'abord inutile pour la produire et superflu pour la conserver. C'est donc une vaine spéculation, dira quelque lecteur impatient. Non, c'est un livre solide et sensé, et il est très-important qu'il existe.

Commençons par examiner les difficultés de ceux qui ne jugent pas des raisons par la raison, mais seulement par l'événement, et qui n'ont rien à objecter contre ce projet, sinon qu'il

n'a pas été exécuté. En effet, diront-ils sans doute, si ses avantages sont si réels, pourquoi donc les souverains de l'Europe ne l'ont-ils pas adopté? pourquoi négligent-ils leur propre intérêt, si cet intérêt leur est si bien démontré ? Voit-on qu'ils rejettent d'ailleurs les moyens d'augmenter leurs revenus et leur puissance? Si celui-ci était aussi bon pour cela qu'on le prétend, est-il croyable qu'ils en fussent moins empressés que de tous ceux qui les égarent depuis si longtemps, et qu'ils préférassent mille ressources trompeuses à un profit évident?

Sans doute cela est croyable; à moins qu'on ne suppose que leur sagesse est égale à leur ambition, et qu'ils voient d'autant mieux leurs avantages qu'ils les désirent plus fortement; au lieu que c'est la grande punition des excès de l'amour-propre de recourir toujours à des moyens qui l'abusent, et que l'ardeur même des passions est presque toujours ce qui les détourne de leur but. Distinguons donc, en politique ainsi qu'en morale, l'intérêt réel de l'intérêt apparent le premier se trouverait dans la paix perpétuelle, cela est démontré dans le projet; le second se trouve dans l'état d'indépendance absolue qui soustrait les souverains à l'empire de la loi, pour les soumettre à celui de la fortune. Semblables à un pilote insensé qui, pour faire montre d'un vain savoir et commander à ses matelots, aimerait mieux flotter entre des rochers durant la tempête, que d'assujettir son vaisseau par des ancres.

Toute l'occupation des rois, ou de ceux qu'ils chargent de leurs fonctions, se rapporte à deux seuls objets, étendre leur domination au dehors, et la rendre plus absolue au dedans : toute autre vue, ou se rapporte à l'une de ces deux, ou ne leur sert que de prétexte ; telles sont celles du bien public, du bonheur des sujets, de la gloire de la nation; mots à jamais proscrits du caoinet, et si lourdement employés dans les édits publics, qu'ils n'annoncent jamais que des ordres funestes, et que le peuple gémit d'avance quand ses maitres lui parlent de leurs soins paternels.

Qu'on juge, sur ces deux maximes fondamentales, comment les princes peuvent recevoir une proposition qui choque directement l'une, et qui n'est guère plus favorable à l'autre. Car on sent bien que par la diète européenne le gouvernement de chaque État

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