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souverain bien, sur le vice et sur la vertu, et que d'orgueilleux raisonneurs, se donnant à eux-mêmes les plus grands éloges, confondaient les autres peuples sous le nom méprisant de barbares; mais ils ont considéré leurs mœurs et appris à dédaigner leur doctrine '.

Oublierai-je que ce fut dans le sein même de la Grèce qu'on vit s'élever cette cité aussi célèbre par son heureuse ignorance que par la sagesse de ses lois, cette république de demi-dieux plutôt que d'hommes, tant leurs vertus semblaient supérieures à l'humanité? O Sparte, opprobre éternel d'une vaine doctrine! tandis que les vices conduits par les beaux-arts s'introduisaient ensemble dans Athènes, tandis qu'un tyran y rassemblait avec tant de soin les ouvrages du prince des poëtes, tu chassais de tes murs les arts et les artistes, les sciences et les savanis!

L'événement marqua cette différence. Athènes devint le séjour de la politesse et du bon goût, le pays des orateurs et des philosophes : l'élégance des bâtiments y répondait à celle du langage : on y voyait de toutes parts le marbre et la toile animés par les mains des maîtres les plus habiles : c'est d'Athènes que sont sortis ces ouvrages surprenants qui serviront de modèles dans tous les åges corrompus. Le tableau de Lacédémone est moins brillant. Là, disaient les autres peuples, les hommes naissent vertueux, et l'air même du pays semble inspirer la vertu. Il ne nous reste de ses habitants que la mémoire de leurs actions héroïques. De tels monuments vaudraient-ils moins pour nous que les marbres curieux qu'Athènes nous a laissés ?

Quelques sages, il est vrai, ont résisté au torrent général, et se sont garantis du vice dans le séjour des Muses. Mais qu'on

1 De bonne foi, qu'on me dise quelle opinion les Athéniens mêmes devaient avoir de l'éloquence, quand ils l'écartèrent avec tant de soins de ce tribunal intègre, des jugements duquel les dieux mêmes n'appelaient pas. Que pensaient les Romains de la médecine, quand ils la bannirent de leur république? Et quand un reste d'humanité porta les Espagnols à interdire à leurs gens de loi l'entrée de l'Amérique, quelle idée fallait-il qu'ils eussent de la jurisprudence? Ne dirait-on pas qu'ils ont cru réparer par ce seul acte tous les maux qu'ils avaient faits à ces malheureux Indiens *?

« Le roy Ferdinand, envoyant des colonies aux Indes, pourveut sagement qu'on n'y menast aulcuns escholiers de la Jurisprudence... jugeant, avecques « Platon, que c'est une mauvaise provision de païs, que jurisoonsultes et médecins » MONTAIGNE, liv. III, chap. 13. (ÉD.)

écoute le jugement que le premier et le plus malheureux d'entre eux portait des savants et des artistes de son temps :

« J'ai examiné, dit-il, les poëtes, et je les regarde comme des << gens dont le talent en impose à eux-mêmes et aux autres, qui << se donnent pour sages, qu'on prend pour tels, et qui ne sont << rien moins.

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<< Des poêtes, continue Socrate, j'ai passé aux artistes. Per<< sonne n'ignorait plus les arts que moi; personne n'était plus «< convaincu que les artistes possédaient de fort beaux secrets, Cependant je me suis aperçu que leur condition n'est pas meil⚫ leure que celle des poètes, et qu'ils sont, les uns et les autres, ⚫ dans le même préjugé. Parce que les plus habiles d'entre eux << excellent dans leur partie, ils se regardent comme les plus sages << des hommes. Cette présomption a terni tout à fait leur savoir à << mes yeux de sorte que, me mettant à la place de l'oracle, et me << demandant ce que j'aimerais le mieux être, ce que je suis ou ce « qu'ils sont, savoir ce qu'ils ont appris ou savoir que je ne sais rien, « j'ai répondu à moi-même et au dieu : Je veux rester ce que je suis.

« Nous ne savons, ni les sophistes, ni les poëtes, ni les ora<< teurs, ni les artistes, ni moi, ce que c'est que le vrai, le bon «<et le beau. Mais il y a entre nous cette différence, que, quoique «< ces gens ne sachent rien, tous croient savoir quelque chose : << au lieu que moi, si je ne sais rien, au moins je n'en suis pas en << doute. De sorte que toute cette supériorité de sagesse qui m'est « accordée par l'oracle se réduit seulement à être bien convaincu que j'ignore ce que je ne sais pas. >>

Voilà donc le plus sage des hommes au jugement des dieux, et le plus savant des Athéniens au sentiment de la Grèce entière, Socrate, faisant l'éloge de l'ignorance! Croit-on que, s'il ressuscitait parmi nous, nos savants et nos artistes lui feraient changer d'avis? Non, messieurs : cet homme juste continuerait de mépriser nos vaines sciences; il n'aiderait point à grossir cette foule de livres dont on nous inonde de toutes parts, et ne laisserait, comme il a fait, pour tout précepte à ses disciples et à nos neveux, que l'exemple et la mémoire de sa vertu. C'est ainsi qu'il est beau d'instruire les hommes.

Socrate avait commencé dans Athènes, le vieux Caton continua dans Rome, de se déchaîner contre ces Grecs artificieux et

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subtils qui séduisaient la vertu et amollissaient le courage de ses concitoyens. Mais les sciences, les arts et la dialectique prévalurent encore Rome se remplit de philosophes et d'orateurs; on négligea la discipline militaire, on méprisa l'agriculture, on embrassa des sectes, et l'on oublia la patrie. Aux noms sacrés de liberté, de désintéressement, d'obéissance aux lois, succédèrent les noms d'Épicure, de Zénon, d'Arcésilas. Depuis que les savants ont commencé à paraître parmi nous, disaient leurs propres philosophes, les gens de bien se sont éclipsės *. Jusqu'alors les Romains s'étaient contentés de pratiquer la vertu; tout fut perdu quand ils commencèrent à l'étudier. O Fabricius! qu'eût pensé votre grande àme, si, pour votre malheur, rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras, et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes? << Dieux ! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits << de chaume et ces foyers rustiques qu'habitaient jadis la modé<< ration et la vertu? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité romaine? quel est ce langage étranger? quelles sont ces «< mœurs efféminées? que signifient ces statues, ces tableaux, «< ces édifices? Insensés, qu'avez-vous fait ? Vous, les maîtres des << nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivo<< les que vous avez vaincus ! Ce sont des rhéteurs qui vous gou« vernent! C'est pour enrichir des architectes, des peintres, des << statuaires et des histrions, que vous avez arrosé de votre sang << la Grèce et l'Asie ! Les dépouilles de Carthage sont la proie d'un « joueur de flûte! Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres; brisez ces marbres, brûlez ces tableaux! chassez ces << esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. Que d'autres mains s'illustrent par de vains talents; << le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde et α d'y faire régner la vertu. Quand Cinéas prit notre sénat pour ⚫ une assemblée de rois, il ne fut ébloui ni par une pompe vaine, « ni par une élégance recherchée; il n'y entendit point cette élo<< quence frivole, l'étude et le charme des hommes futiles. Que << vit donc Cinéas de si majestueux? O citoyens! il vit un spec<< tacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts,

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· Postquam docti prodierunt, boni desunt. SENEC., ep. 95. Le même passage est cité par Montaigne, liv. 1, chap. 24. (ÉD.)

⚫ le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le ciel : l'assem« blée de deux cents hommes vertueux, dignes de commander « à Rome et de gouverner la terre. »

Mais franchissons la distance des lieux et des temps, et voyons ce qui s'est passé dans nos contrées et sous nos yeux; ou plutôt écartons des peintures odieuses qui blesseraient notre délicatesse, et épargnons-nous la peine de répéter les mêmes choses sous d'autres noms. Ce n'est point en vain que j'évoquais les mânes de Fabricius; et qu'ai-je fait dire à ce grand homme, que je n'eusse pu mettre dans la bouche de Louis XII ou de Henri IV? Parmi nous, il est vrai, Socrate n'eût point bu la ciguë; mais il eût bu, dans une coupe encore plus amère, la raillerie insultante, et le mépris, pire cent fois que la mort.

Voilà comment le luxe, la dissolution et l'esclavage ont été de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l'heureuse ignorance où la Sagesse éternelle nous avait placés. Le voile épais dont elle a couvert toutes ses opérations semblait nous avertir assez qu'elle ne nous a point destinés à de vaines recherches. Mais est-il quelqu'une de ses leçons dont nous ayons su profiter, ou que nous ayons négligée impunément? Peuples, sachez donc une fois que la nature a voulu vous préserver de la science, comme une mère arrache une arme dangereuse des mains de son enfant; que tous les secrets qu'elle vous cache sont autant de maux dont elle vous garantit, et que la peine que vous trouvez à vous instruire n'est pas le moindre de ses bienfaits. Les hommes sont pervers; ils seraient pires encore, s'ils avaient eu le malheur de naître savants.

Que ces réflexions sont humiliantes pour l'humanité! que notre orgueil en doit être mortifié! Quoi! la probité serait fille de l'ignorance? la science et la vertu seraient incompatibles? Quelles conséquences ne tirerait-on point de ces préjugés? Mais, pour concilier ces contrariétés apparentes, il ne faut qu'examiner de près la vanité et le néant de ces titres orgueilleux qui nous éblouissent, et que nous donnons si gratuitement aux connaissances humaines. Considérons donc les sciences et les arts en eux-mêmes voyons ce qui doit résulter de leur progrès; et ne balançons plus à convenir de tous les points où nos raisonnements se trouveront d'accord avec les inductions historiques.

SECONDE PARTIE.

C'était une ancienne tradition passée de l'Égypte en Grèce, qu'un dieu ennemi du repos des hommes était l'inventeur des sciences '. Quelle opinion fallait-il donc qu'eussent d'elles les Égyptiens mê mes, chez qui elles étaient nées ? C'est qu'ils voyaient de près les sources qui les avaient produites. En effet, soit qu'on feuillette les annales du monde, soit qu'on supplée à des chroniques incertaines par des recherches philosophiques, on ne trouvera pas aux connaissances humaines une origine qui réponde à l'idée qu'on aime à s'en former. L'astronomie est née de la superstition; l'éloquence, de l'ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge; la géométrie, de l'avarice; la physique, d'une vaine curiosité; toutes, et la morale même, de l'orgueil humain. Les sciences et les arts doivent donc leur naissance à nos vices: nous serions moins en doute sur leurs avantages s'ils la devaient à nos vertus.

Le défaut de leur origine ne nous est que trop retracé dans leurs objets. Que ferions-nous des arts, sans le luxe qui les nourrit? Sans les injustices des hommes, à quoi servirait la jurisprudence? Que deviendrait l'histoire, s'il n'y avait ni tyrans, ni guerres, ni conspirateurs? Qui voudrait, en un mot, passer sa vie à de stériles contemplations, si chacun, ne consultant que les devoirs de l'homme et les besoins de la nature, n'avait de temps que pour la patrie, pour les malheureux, et pour ses amis? Sommes-nous donc faits pour mourir attachés sur les bords du puits où la vérité s'est retirée ? Cette seule réflexion devrait rebuter, dès les premiers pas, tout homme qui chercherait sérieusement à s'instruire par l'étude de la philosophie.

1 On voit aisément l'allégorie de la fable de Prométhée, et il ne paraît pas que les Grecs, qui l'ont cloué sur le Caucase, en pensassent guère plus favorablement que les Égyptiens de leur dieu Teuthus. Le satyre, <dit une ancienne fable, voulut baiser et embrasser le feu, la première fois « qu'il le vit; mais Prometheus lui cria: Satyre, tu pleureras la barbe de << ton menton; car il brûle quand on y touche >

⚫ Le frontispice de la première édition de ce discours représentait Prométhée un flambeau à la main et prêt à animer la statue. Un satyre, attiré par l'éclat du feu, s'approchait pour le saisir; et Prométhée criait: N'approche pas, satyre, le feu brûle quand on y touche.

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