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homme d'une immense stature et d'une voix

formidable, qui l'attaqua, en se plaignant que, dans le compte qu'il avait rendu, il ne se fût point expliqué sur les intentions des puissances. M. Delacroix eut pour auxiliaire M. Couthon, individu d'une toute autre espèce; celui-ci était d'une corpulence grêle, et cul-de-jatte : il fallait le porter à la tribune. Le ministre répondit aux interpellations de ces messieurs, qu'on armait en Suède, et que la Russie, quoiqu'ayant fait la paix avec le grand-seigneur, restait cependant sur le même pied de guerre; que quant aux autres puissances, on attendait la réponse qu'elles feraient aux ouvertures de S. M. Rien dans une telle explication ne pouvait satisfaire des hommes sans cesse agités par le soupçon, tourmentés par la crainte qu'ils avaient ou feignaient d'avoir. M. de Montmorin, prévoyant que de semblables attaques ne tarderaient pas à se répéter, donna sa démission, contre la volonté du roi qui l'exhorta inutilement à continuer son service. Le porte-feuille des affaires étrangères fut confié provisoirement, et ensuite définitivement à M. Delessart, bientôt après culbuté par les attaques de M. Brissot et de ses amis. La chute de ce ministre

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est une des époques les plus remarquables de notre révolution.

Après M. de Montmorin, ce fut au ministre de la guerre à éprouver à son tour les semonces de l'assemblée; mais celles-ci furent plus sérieuses. Il fut mandé, interrogé par le président, à peu près comme un criminel; la cause apparente de cette persécution, fut une plainte faite au nom du district de Château-Thierry, sur ce que je ne sais quel bataillon s'était présenté pour passer dans cette ville sans qu'on eût été instruit de son arrivée. Le ministre répondit en vain que ce ne pouvait être qu'une erreur de quelques-uns de ses bureaux. La plainte du district de Château-Thierry n'était qu'un prétexte pour lui chercher querelle; et elle fut en effet suivie d'une multitude de dénonciations sur le délabrement des places frontières, et le peu de troupes qui s'y trouvaient rassemblées. Il fut encore facile de répondre à tout cela; ce désordre, vrai ou prétendu, ce dénuement de troupes dans les lieux où elles devaient être stationnées, avait sa cause dans la révolution qui les avait disséminées de toutes parts, et il n'avait pas été possible de porter remède à tout. Cette manière de répondre, quelque naturelle qu'elle fût, ne pouvait

plaire; on ne voulait voir qu'en beau dans cette révolution, qu'on avait intention de 1791. continuer. M. Duportail le sentit, et donna sa démission; il eut pour successeur M. Louis de Narbonne, fils de la duchesse de Narbonne, dame d'honneur de madame Adélaïde, tante du roi, et compagnon d'enfance de sa majesté.

M. de Narbonne entra au ministère sous des auspices assez favorables; des grâces, beaucoup d'esprit, une élocution facile, une prononciation nette et sonore, et sachant manier le parlage du jour; tels étaient les moyens qu'il sut faire valoir auprès de l'assemblée, et c'était beaucoup sans doute pour le très-grand nombre de députés qui la composaient; parler avec audace et véhémence, faire sonner sans cesse aux oreilles de son auditoire ces mots constitution ou liberté, et sur-tout égalité, crier haro sur les tyrans, les traîtres et les prêtres, était tout ce qu'il fallait pour se faire alors une certaine fortune politique; combien de gens en ont acquis d'excessives, sous tous les rapports, et par ce seul moyen! Je ne ferai cependant pas à M. de Narbonne l'injustice de dire qu'il se fût entièrement lancé dans le tourbillon démagogique, ni que, pour populariser son minis

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tère, il l'ait environné de tout le prestige auquel on donnait le nom de patriotisme.

Ce qui passait alors pour certain, c'est que M. de Narbonne, prévoyant que la guerre étaiť inévitable, n'eût pas été fâché de la voir éclater pendant son ministère; soit qu'il crût que le pouvoir du roi, se développant davantage dans cette situation, reprendrait plus facilelement sa force et son autorité, soit que présumant des succès heureux, le desir de se faire une haute réputation fût son mobile.

La maison de la jeune baronne de Staël (1) était dès-lors le rendez-vous de beaucoup de partisans de la révolution; on y trouvait des hommes de toutes les sectes, à l'exception des Cordeliers qui, encore souillés de fange, n'étaient pas arrivés à l'époque où ils pourraient s'y présenter; mais on y admettait ceux qui les précédaient immédiatement, et entr'autres, le journaliste Brissot, qu'on regardait comme le porte-voix du parti républicain.' Ce parti appelait la guerre à grands eris, et M. de Narbonne fut tellement favorisé par les hommes qui le composaient, que lorsque le roi lui redemanda le porte-feuille, ils firent dé

(1) Fillé de M. Necker, mariée à l'ambassadeur de Suède,

créter, par l'assemblée, que ce ministre enportait les regrets de la nation; j'ai donc lieu de penser que toutes les provocations guerrières dont la tribune ne cessa de retentir pendant le ministère de M. de Narbonne, furent le résultat de petits comités particuliers auxquels il n'était pas étranger, et plus particulièrement de celui qui se tenait chez la baronne de Staël, qu'on disait s'intëresser beaucoup à la gloire et à la réputation du jeune ministre. C'est encore une chose remarquable dans notre révolution, que le cri de guerre, le plus véhément contre les rois, soit vraisemblablement parti de l'hôtel de l'ambassadeur d'un roi qu'on savait le plus disposé à tourner contre nous toute la puissance de ses armes.

Quoi qu'il en soit, le parti qui favorisait M. de Narbonne, mit tout en mouvement pour arriver à la guerre; il créa dans le sein de l'assemblée un comité appelé diplomatique, qui, contrariant, contredisant sans cesse, les vues pacifiques du ministre (1) des relations extérieures, devait nécessairement le culbuter, pour lui substituer quelqu'un

( 1 ) M. Delessart.

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