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qui voient avec chagrin leurs enfants exposés aux provocations de la prostitution. Nous en conclurons que cet état de choses n'a guère changé d'aspect.

Les âmes les plus nobles ont fini par comprendre qu'on lutte en vain contre ce fléau social (CICERON. SAINT-AUGUSTIN).

En me plaçant à ce point de vue, je constate que toute lutte entreprise contre la prostitution par des mesures de pénalité est restée nulle.

L'histoire de la prostitution (1) nous montre comment l'esprit de l'époque et les dispositions des législateurs ont subi constamment en face de la prostitution, des oscillations allant de l'indolence et de la tolérance jusqu'à la sévérité barbare. Jamais on n'est arrivé à enchaîner assez solidement la sexualité humaine, et la prostitution, ce Protée éternel, s'est abritée et s'est déguisée devant les législateurs sévères du XVIIIe siècle avec autant d'énergie qu'elle en déployait ouvertement au moyen-âge, où on était plus tolérant et où on la laissait agir à peu près comme elle voulait.

Tandis qu'au moyen âge selon l'apparence on regardait la prostitution comme un fléau social inévitable, le commencement du xvime siècle a vu naître un revirement dans l'opinion publique sur la prostitution ou, tout au moins, sur les maisons de femmes. On a procédé partout à leur fermeture et leur abolition. La réforme a eu une grande influence sur ce point.

LUTHER écrit:

"Von den unzüchtigen Häusern, die man in grossen Städten duldet, ist nicht wert, das man viel davon disputiert; denn es ist öffentlich wider Gottes Gesetz und sollen für Heyden gehalten werden, die solche Schande offentlich dulden und geschehen lassen. Denn dies ist gar ein loser Befehl dass sie vorgeben, es geschehe damit desto weniger Schändens und Ehebruch, denn ein junger Geselle, der mit Buhlerinnen umgeht, wird sich weder von Eheweibern noch Jungfrauen enthalten. Darum soll man solche Obrigkeit, so unzüchtige freie Häuser in Städten duldet, für Heydnisch halten. Denn eine gottesfürchtige Obrigkeit

(1) SABATIER, Histoire de la législation sur les femmes publiques et les lieux de débauche. Paris, 1828.

soll Unsucht keineswegs gestatten noch öffentlich Freiheit dazu geben (1). "

Le Danemark a subi les mêmes revirements dans l'opinion publique que le reste de l'Europe.

Je ne ferai que citer l'évêque Pierre Palladius (1503-1560) s'exprimant ainsi sur les adultères, les galants et gens de mauvaise vie" (2)

"Il faut les citer devant le tribunal de Roskilde pour les punir et faire autant dans les châteaux et propriétés; ainsi qu'on les fustige maintenant à Copenhague, à Kallundborg, les fustiger dans la maison des adultères à Roskilde où il faudrait tenir à disposition une dizaine ou vingtaine de verges pour fouetter les gens, pour que le bon Dieu ne frappe pas tout un pays avec hémoptysies et d'autres plagues; car là où il y a une maquerelle ordurière (qu'on me pardonne le mot) qui laisse abuser de son corps, il vaudrait mieux avoir un loup dans votre champ, car elle vous fait du tort....

"Combien n'y en a-t-il pas qui laissent leur vie à Copenhague à cause de l'existence du Rosengaard? (Cour aux Roses, - le quartier de la prostitution du temps). Le bourreau n'essuye plus. aussi souvent son glaive maintenant qu'alors.

"Mais beaucoup de sales garces résident encore dans les villes et dans les villages; méfie-toi bien d'eux. Elle a de la mauvaise bière (sic!) dans sa cruche; si tu en bois avec elle, tu auras du tort et de la honte, et la lie dépose et se change en vérole et d'autres maux que je ne nommerai pas par honte; les jeunes, qui y accourent, comme des chiens (qu'on me pardonne le mot) se jettent sur une chienne, pourriront et périront. Ce qu'il y a de gens qui sont gâtés par de mauvaises femmes !

"Le voleur et le compagnon du voleur on les pend; pourquoi ne pas alors fustiger sous la potence les maquerelles, les putains et leurs compagnons (ceux qui couchent avec eux, qui les abritent et les cachent). "

Le prélat féroce semait dans un terrain fertile. L'ordonnance de Copenhague de Christian III de 1537 (3) décide, que le mari

(1) D'après SCHRANK: Die Prostitution in Wien, 1886, t. I, p. 22. (2) Visitatsbog. Édition Rosenberg, Copenhague, 1884, p. 159.

(3) TROELS LUND, Mariage et mœurs au XVIe siècle. Copenhague, 1885, et suivantes.

P. 249

trouvé coupable d'adultère perdra la tête, et la mariée coupable sera mise dans un sac et noyée. Même peine pour les gens non mariés pris en adultère avec des gens mariés.

Quelques lois municipales du moyen-âge avaient bien édicté des peines barbares pour la femme adultère, mais aucune de nos lois civiles n'avaient condamné l'adultère à la peine capitale, et la peine de la noyade était inconnue dans les anciennes lois danoises. C'était la Réforme.

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Deux ans plus tard on a beaucoup atténué ces sanctions pénales; l'adultère fut puni pour la première fois (1539) d'amendes d'argent et de biens autant que possible", la deuxième fois de banissement et, la troisième fois, de la peine capitale.

La lettre de Frédéric II à la municipalité d'Elseneur 1574 dit : "Nous apprenons qu'on mène une vie des plus désordonnées dans la ville; il y a des femmes libertines qui y affluent par préférence plutôt là qu'ailleurs, à cause des étrangers, qui passent par "le Sund" (le détroit qui sépare la Suède du Danemark), excitant la colère du bon Dieu et l'indignation des honnêtes gens. Pour prévenir de tels abus, nous vous prions et ordonnons de vouloir perquisitionner en ville ces drôlesses, les faire fustiger et chasser de la ville.

"Si elles reviennent après la fustigation, vous leur ferez couper les oreilles.

"Si elles osent encore reparaître en ville, vous les ferez ligotter dans un sac et noyer. Les personnes qui abritent des gens de mauvaise vie seront chassés de la ville. "

Désirez-vous savoir les résultats qu'obtenait la moralité par ces mesures barbares; lisez la description du prof. Troels Lund dans son livre précité.

Ce mouvement, qui fut soulevé de prime-abord par le protestantisme, était engendré par l'esprit de l'époque et par la crainte de l'épidémie de syphilis, qui gagnait du terrain depuis la fin du xvme siècle; aussi voyons-nous bientôt les catholiques suivre l'exemple donné; c'est en 1530 que l'empereur Charles-Quint décrète la fermeture de toutes maisons de femmes dans l'Empire romain.

Nous possédons pour le Danemark des sanctions pénales analogues à celles connues des autres pays, prescrivant aux femmes publiques le port de vêtements spéciaux. L'ordonnance du roi Jean pour tout le Danemark (1496) prescrit:

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Que les femmes publiques et putains porteraient sur la tête un bonnet moitié rouge et moitié noir, qu'elles ne doivent porter que du drap de la manufacture de Deventer (Hollande) et de la toile à un sou l'aune. "

On les isolait

la ville.

comme ailleurs dans certains quartiers de

La loi de Christian II (environ 1520) (1) dit:

"Nous défendons aux femmes publiques, qui séjournent dans les villes, d'habiter et de demeurer dans les rues et ruelles avec d'autres braves gens honnêtes; on leur indiquera une place particulière dans les villes, ou elles habiteront toutes. Nous leur permettons de porter de bons vêtements et autres choses selon leur pouvoir, à défense pourtant de porter des manteaux, pour qu'on puisse les distinguer des femmes danoises et des gens honnêtes. Nous défendons qu'on leur fasse des injures avec coups ou blessures. Celui qui se rend coupable d'un tel crime perdra la tête.

« Si quelqu'un gaspille en buvant son argent, ses vêtements ou autre chose dans les maisons de ces maquerelles, il ne s'ensuivra aucun procès.

"Nos ordonnances ne visent pas les femmes vivant en concubinage avec un seul homme. Elles pourront habiter où elles voudront en villes, pourtant en évitant les lieux de grand commerce. "

Il est inutile de retracer en détail les variations d'opinion des autorités contre la prostitution. Tous les essais ont échoué; toutes ces mesures n'ont pu que faire du tort ou se montrer ridicules et barbares.

Comme l'a observé Sainte-Foix (2): En défendant aux filles de joie d'être nulle part, on les obligea de se répandre partout."

Que la vertu gémisse de l'impuissance des lois à détruire certains abus, ses regrets méritent nos hommages; mais n'oublions. pas qu'un excès de sévérité n'entraîne pas moins de dangers qu'une coupable négligence (3). "

II.

Mais le désespoir d'un résultat dans la lutte contre la prostitu

(1) Lois de Christian II, édition Resen, p. 63.

(2) Essais historiques, t. 1, p. 80.

(3) SABATIER, 1. c., p. 141.

-

tion n'implique pas forcément l'abandon de la lutte contre les maladies vénériennes. Les autorités ont essayé depuis les temps les plus reculés de lutter contre les maladies qu'entraîne à sa suite la prostitution, en contrôlant les femmes qui s'y vouaient.

Il y a quatre-cents ans, un sanguin Gaspard Torella, évêque de Saint-Just (Sardaigne) et médecin de César Borgia, a promis à l'humanité l'éradication de la syphilis de la façon suivante :

« Le mal français peut être déraciné avec l'aide du Dieu omnipotent et de la glorieuse vierge Marie, sa mère, si les autorités, le pape, l'empereur, les rois et les autres princes voulaient déléguer des matrones, qui rechercheraient cette maladie et qui examineraient d'abord les femmes publiques, lesquelles, trouvées malades, devront être isolées à un endroit indiqué par le prince pour y être soumises au traitement médical. Ainsi cette maladie horripilante sera infailliblement extirpée.

Malheureusement nous ne sommes pas encore arrivés là. Il ne faut pas s'imaginer qu'on ait suivi les conseils de Torella ni qu'on ait tenté d'appliquer sa méthode pendant les quatre cents ans qui se sont écoulés depuis.

Voilà une éternité qu'on discute, ce qui me semble bien peu utile, sur l'utilité ou l'inutilité du contrôle de la prostitution. On a tenté des essais désespérés, restés sans succès, pour prouver par la voie de la statistique soit son utilité, soit son inutilité.

J'ai démontré plusieurs fois clairement que la statistique est incapable de nous éclairer dans cette question trop embrouillée; mes recherches sont restées assez inconnues à l'étranger, parce que je les avais publiés en danois (1). Je me fais un devoir d'en donner ici un résumé.

La déclaration des maladies vénériennes par les médecins

est obligatoire en Danemark.

J'ai dressé, d'après les documents officiels, la statistique des dernières trente-trois années sur la fréquence de la syphilis à Copenhague.

(1) Hospitalstidende, 1892 et 1894; Ugeskrift for Leeger 1898; Annales de dermatologie, 1895.

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