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que rien, et que provisoirement il n'y a rien de mieux à faire que de distribuer des piques à tous les soldats auxquels en cet instant on n'a point de fusils à donner.

» Sous le règne de Louis XIV, dans les armées de Turenne et de Condé, la principale arme était la pique : ces piques doivent exister encore dans les arsenaux ; il s'agit de les en tirer sur le champ et de les mettre aux mains du soldat, qui bientôt sentira qu'il est mieux armé avec elle qu'il ne le serait avec un fusil, lequel en des mains peu expertes est sujet à se débraquer à chaque instant, et fait plus de bruit qu'il ne rend de service réel.

» Si les magasins ne suffisent pas il faut en faire forger à l'instant deux cent mille au moins, pour que chaque citoyen en état de porter les armes ait la sienne, en commençant par les départemens frontières. Il faut que ces citoyens s'exercent tous les dimanches à marcher ensemble avec leurs piques; qu'ils apprennent à estimer cette arme excellente, à faire front à l'ennemi, à se présenter à la cavalerie, à fondre sur le point d'attaque; il faut enfin que tout le monde forge des piques, que la France se remplisse de piques, et que chacun regarde sa pique comme un besoin de première nécessité.

» Alors, en supposant même que les ennemis pénétrassent dans le royaume, ce que je regarderais comme hors de toute vraisemblance s'il n'existait pas de traîtres dans nos armées, je dis qu'ils rencontreront la mort à chaque pas, qu'ils y seront exterminés, et que jusqu'au dernier trouvera son tombeau dans le sein de la contrée qu'il voulait dévaster.

» J'ai déjà dit, messieurs, que cette mesure ne devait nullement ralentir toutes celles qui pourront tendre à nous procurer des armes à feu ; il faut doubler l'activité des manufactures " donner des primes à quiconque en tirera des pays étrangers, acheter des fusils de chasse, faire emplette des arquebuses rayées qui servaient autrefois à des compagnies d'exercice qui n'existent plus, faire réparer tout ce qui se trouve dans les magasins, quel qu'en soit le calibre; enfin il peut exister dans les manufactures une grande quantité d'armes qui ont été rebutées aux épreuves parce qu'elles n'avaient pas toute la perfection désirable, mais qui cependant n'ont pas de défaut essentiel ; il

faut mettre en usage toutes celles dont on peut se servir sans danger.

» En un mot, messieurs, je ne conçois pas qu'il puisse y avoir d'obstacles invincibles là où il y a vingt-cinq millions d'hommes qui sont libres, et qui ont juré de ne plus redevenir esclaves!» (Suivait un projet de décret portant qu'il serait fabriqué deux cent mille piques, en outre de celles qui se trouvaient déjà dans les arsenaux, pour étre distribuées aux citoyens et aux soldats à qui l'on n'aurait pu procurer de fusils.)

Le rapport que venait de faire M. Carnot n'était pas à l'ordre du jour; l'orateur avait saisi pour le présenter l'occasion d'une pétition dans laquelle un citoyen, M. Scot, ancien colonel de dragons, faisait hommage à l'Assemblée d'un exemplaire de son ouvrage, intitulé: Manuel des citoyens armés de piques. La proposition de M. Carnot parut à plusieurs membres être peu en harmonie avec le nouveau système de guerre; néanmoins un seul essaya de la combattre sur le champ.

M. Laureau. « Saisissant rapidement dans cette discussion inattendue la proposition d'armer nos troupes de piques, je m'élève contre elle, et je la combats avec des armes tirées de l'arsenal où M. Carnot a pris les siennes; l'expérience du passé. Il a cité les Macédoniens et les Romains, les journées de Moncontour et de Cérisoles, où nos lances eurent du succès : je lui cite les journées de Coutras et d'Issy, où elles n'en eurent pas, où la victoire de Henri IV les décria; je lui présente, non les Macédoniens et les Romains, mais les Français modernes, luttant contre des nations savantes et belliqueuses. Ce n'est pas avec la fronde et la pique, armes des peuples sauvages, qu'elles font assaut; c'est avec la foudre soumise au calcul du génie. L'art terrible de la guerre est loin de son enfance ; il est même loin aujourd'hui des Gustave, des Montécuculli, des Turenne et des Condé, il s'est perfectionné, pour le malheur des humains; et dès ce jour l'obligation a été imposée à chaque peuple de s'élever à sa hauteur sous peine d'être conquis : c'est la loi que nous a imposée le grand Frédéric.

» On nous propose une nouvelle arme; par conséquent une nouvelle instruction, une nouvelle tactique: c'est précisément pour avoir admis une nouvelle tactique dans nos armées en présence de l'ennemi que nous fûmes battus à Rosback par ce même Frédéric. Une troupe qui en combat une autre doit être non pas novice, mais profondément instruite et exercée de longue main; car des mouvemens inégaux et mal exécutés amènent la défaite devant une troupe dont les mouvemens sont francs et précis. Aux autorités anciennes qu'il cite en faveur des piques je lui oppose les autorités modernes qui les rejettent, telles que celles de MM. Puységur et Knoock; ce dernier fait voir avec juste raison que la baïounette adaptée au fusil a l'avantage de la pique en conservant celui de la mousqueterie; il propose seulement de l'allonger. La pique opposée au mousquet est le bois opposé au feu; ce dernier le consume. Une décharge faite sur de longues piques les fait tomber dans les rangs, où elles deviennent des bâtons qui entravent et arrêtent le mouvement. Un corps qui a pour soutien un bataillon de piques a la certitude d'être mal secondé, ou de voir son voisin mis en fuite implorer son secours plutôt que de lui en donner. Une armée est une machine intelligente qui se meut à un seul ordre; mais il lui faut de l'uniformité, de l'ensemble, et une unité de force, dans ses parties propres à inspirer une confiance mutuelle à chacun. Je demande qu'une pareille mesure, qui peut appeler la défaite sur nos armées, et compromettre le salut de l'Etat si elle était aveuglément adoptée, soit renvoyée à l'examen du comité militaire. »

L'Assemblée adopta le renvoi au comité.

(1) SecondRAPPORT sur le méme objet (séance du 1aTM août 1792.)

» Messieurs, la commission que vous avez chargée des objets relatifs à l'armement et à l'équipement des troupes va poursuivre sans relâche la résolution qu'elle a formée de fixer enfin vós idées d'une manière précise sur les besoins et les ressources que

(1) Ce second rapport fut présenté par M. Carnot jeune, au nom de son frère, que l'Assemblée avait chargé d'aller visiter le camp de Soissons.

présente à cet égard l'état actuel des armées. Elle m'a chargé d'abord de vous exposer ses vues sur diverses observations qui vous ont été faites relativement au parti qu'on peut tirer des armes de longueur, tant pour la troupe réglée qui combat sur les frontières que pour l'armement des nombreux citoyens qui veillent dans l'intérieur à la sûreté de l'empire.

» La pénurie des armes à feu, qui a excité tant de plaintes et fait naître de si justes inquiétudes, avait déterminé plusieurs personnes à vous proposer la création de quelques corps de piquiers ou lanciers; c'est à dire à rappeler l'usage de cette arme ancienne qui procura si souvent des avantages signalés aux Français, dont l'excellence a été vanțée par les plus célèbres généraux modernes, et qui paraît n'avoir été abandonnée que par négligence et par esprit d'imitation.

» Ces réflexions, auxquelles s'attache bien naturellement le souvenir de nos anciennes victoires, auraient probablement entraîné votre commission si, par un aperçu assez exact, elle ne se fût convaincue que cette pénurie avait été jusqu'ici fort exagérée par les ministres, et que le nombre des fusils disponibles était plus que suffisant pour armer toutes les troupes employées à la défense des frontières. Ainsi, sans rejeter le projet de création d'un corps de piquiers, votre commission a pensé qu'on pouvait s'en passer en ce moment; et dès lors elle a résolu de ne point vous en faire la proposition, persuadée qu'au milieu d'une guerre toute innovation dans l'organisation militaire, quelque légère qu'elle soit, a ses dangers lorsqu'elle n'est pas impérieusement commandée par les circonstances, ou du moins indiquée par des avantages qui n'aient pas même le préjugé contre eux.

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Votre commission, messieurs, n'a pas pensé de même pour ce qui concerne l'armement des citoyens retenus vers leurs foyers: elle vous propose d'armer de piques uniformes tous ceux qui ont la volonté et la force de concourir à la défense de leur patrie; elle vous le propose comme le seul acte de vigueur qui réponde à la crise actuelle, comme la seule résolution qui puisse faire trembler tout à la fois les ennemis du dehors et ceux du dedans, comme le seul moyen de jeter les bases d'un nouveau système militaire, qui, rendant tous les citoyens soldats,

portera enfin le dernier coup à l'esprit de distinction par l'anéantissement de cette dernière et terrible corporation qu'on uomme armée de ligne.

» Votre commission vous a proposé des piques parce que la pique est en quelque sorte l'arme de la liberté, parce que c'est la meilleure de toutes entre les mains des Français, parce qu'enfin elle est peu dispendieuse et promptement exécutée : d'ailleurs il n'existe pas en France actuellement, et il ne peut exister de longtemps encore assez d'armes à feu pour que tous les citoyens en soient pourvus; et cependant leurs propriétés, leur vie, leur liberté sont menacées de toute part, et on les abandonne presque sans secours à la fureur de leurs ennemis !

» Nous avons déclaré que la patrie est en danger, et nulle grande mesure n'a encore été prise; nous avons dit au peuple : levez-vous, et il ne lui a été fourni aucun moyen de seconder son ardeur ! Il est temps pourtant qu'il déploie l'appareil de sa force; il est temps qu'il cesse de se reposer sur ceux qui n'ont jusqu'ici répondu à sa confiance que par des trahisons!

» Il est une vérité qui doit enfin paraître évidente à quiconque veut ouvrir les yeux; c'est que les gouvernemens qui nous entourent veulent tous notre destruction; c'est que ceux qui nous parlent d'amitié ne le font que pour mieux nous tromper; c'est qu'en ce moment nous n'avons plus d'autre politique à suivre que celle d'être les plus forts.

que

» Mais le danger de l'instant, celui qui frappe les yeux de la multitude est peut-être le moins grave: le plus réel, le plus inévitable est dans l'organisation même de la force armée, de cette force qui, créée pour la défense de la liberté, renferme en elle-même le vice radical qui doit infailliblement la détruire. » Partout en effet où une section particulière du peuple demeure constamment armée tandis l'autre ne l'est pas, celle-ci devient nécessairement esclave de la première, ou plutôt l'une et l'autre sont réduites en servitude par ceux qui savent s'emparer du commandement : il faut donc absolument dans un pays libre que tout citoyen soit soldat, ou que personne ne le soit. Mais la France, entourée de nations ambitieuses et guerrières, ne peut évidemment se passer de la force armée; il faut donc, suivant l'expression de J.-J. Rousseau,

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