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La chaleur, l'onction, le ton persuasif et vrai de l'orateur avaient remué les âmes, entraîné les esprits; aux derniers mots qu'il prononce l'Assemblée tout entière se lève; chaque membre, le bras tendu, s'écrie avec enthousiasme : oui, je le jure! nous le jurons! Dans les tribunes et dans les galeries le même serment est répété avec le même enthousiasme, et l'Assemblée, par un décret rendu au bruit des acclamations universelles, voue à l'exécration publique tout projet d'aliérer la Constitution, soit par l'établissement de deux chambres, soit par celui de la république, soit de toute

autre manière.

Dans ce mouvement subit et spontané tous les membres, quittant leurs places, s'étaient mêlés, confondus ensemble; ils avaient fait disparaître la distinction de côté gauche et de côté droit on voyait assis l'un à côté de l'autre, adju— rant toute défiance et s'embrassant tendrement, MM, Dumas et Basire, Jaucourt et Merlin, Chabot et Gentil, Albite et Ramond, Gensonné et Calvet, etc. M. Pastoret (1), qui la veille s'était cru outragé par M. Condorcet, court à lui, le serre dans ses bras, et tous deux ils se donnent des gáges

(1) La lettre ci-après venait d'être publiée dans la plupart des jour

naux :

« AM. Condorcet.

» On vient de me montrer, monsieur, les injures dont vous m'honorez dans le plat libelle (la Chronique) où pour quinze livres par jour yous outragez tous les matins la raison, la justice et la vérité; je m'empresse de vous en témoigner ma reconnaissance.

EMMAMUEL PASTORET.>>

Condorcet rédigeait en effet l'article Assemblée nationale dans la Chronique. Voici le passage de ce journal qui valut à son auteur la lettre de M. Pastoret:

M. Pastoret a parlé le premier sur la situation de la France (voyez plus haut son rapport du 30 juin); mais il a laissé cette grande tâche à remplir à ceux qui voudraient parler après lui. Il a fini son discours par une invitation à l'union entre les membres du corps législatif; mais comme il n'a point dit sur quoi devait porter cette union, quelle conformité de principes devait la cimenter, chacun des membres est resté dans l'idée qu'il avait auparavant tant sur l'état actuel des choses que sur M. Pastoret lui-même.

de paix et d'union. Au milieu des applaudissemens dont la salle retentit pendant plus d'une demi-heure on entend répétér: la patrie est sauvée ! la patrie est sauvée !

Bientôt se succèdent plusieurs motions tendant à informer sur le champ le roi, l'armée, les tribunaux, les corps administratifs, la France tout entière de l'heureuse réunion qui vient de s'opérer. Un extrait du procès-verbal de la séance est à l'instant rédigé, et porté au roi par une députation de vingt-quatre membres; elle est présidée par l'orateur dont l'opinion avait obtenu un si touchant résultat. La députation ne tarde pas à rentrer; M. Lamourette annonce que le roi, après avoir entendu la lecture de l'extrait du procès-verbal, avait répondu qu'il ne pouvait pas recevoir une nouvelle plus chère à son cœur, et qu'il cédait au besoin de venir témoigner à l'Assemblée combien cette réunion lui donnait de joie. » Le roi paraît accompagné de ses ministres; l'Assemblée le reçoit avec transport; il dit :

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Messieurs, le spectacle le plus attendrissant pour mon cœur est celui de la réunion de toutes les volontés pour le salut de la patrie. J'ai désiré depuis longtemps ce moment fortuné; mon vœu est accompli : je viens vous l'exprimer moi-même. La nation et le roi ne font qu'un ; ils marchent vers le même but, et leurs efforts réunis sauveront la France! La Constitution est le point de ralliement de tous les Français, le roi leur en donnera l'exemple! (Applaudissemens unanimes; cris nombreux de vive le roi.)

Réponse du président ( M. Girardin ). « Sire, l'événement heureux qui vous ramène au milieu des représentans du peuple est un signal d'allégresse pour les amis de la liberté, et un signal terrible pour ses ennemis ! L'harmonie des pouvoirs constitués donnera à la nation française la force dont elle a besoin pour dissiper la ligue des tyrans conjurés contre son indépendance et contre la Constitution, et elle voit déjà dans la loyauté de votre démarche le présage de ses succès. » (Les cris, les applau dissemens recommencent. Le roi semble désirer d'ajouter quelques mots; le silence se rétablit.)

Le roi en se retirant.

J'étais fâché, messieurs, d'être

obligé d'attendre une députation, car il me tardait bien de venir au milieu de vous! »>

Ces derniers mots portèrent jusqu'au plus haut degré la joie, l'enivrement, on pourrait dire l'imprudence de l'enthousiasme; la salle de l'Assemblée, les Tuileries, le château, tout retentit des cris vive le roi! la patrie est sauvée !...

La patrie est sauvée! Elle le sera sans doute, mais par un moyen différent de celui qu'on vient d'essayer. Cette séance, ou plutôt cette scène dramatique, loin d'amener le résultat qu'on en avait espéré, produisit un effet défavorable à ses auteurs; on en rit, on la chansonna, le nom de Lamourette fournit des traits aux plaisans, et sans examiner de quel côté était la sincérité, il suffit à chacun de reconnaître impossible la fusion de tant d'élémens divers: on se hâta d'en oublier l'essai; on oublia même le décret qui vouait à une exécration commune et les deux chambres et la république... Les discussions et les événemens qui vont suivre mettent un siècle d'intervalle entre la réunion du 7 juillet et la journée du 10 août.

DISCOURS de M. Brissot sur les causes des dangers de la patrie, et sur les mesures à prendre, etc. (Séance du 9) juillet 1792, an 4 de la liberté.)

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Messieurs, la fraternité que nous avons jurée doit inspirer les plus douces espérances pour nos discussions futures; elle doit en inspirer pour le succès des grandes mesures que vous allez décréter; elle doit, en électrisant toutes les âmes sur la surface de cet Empire, ne faire qu'une grande famille de tous ceux qui veulent sincèrement la liberté et l'égalité, car c'est entre ces hommes seuls qu'une véritable réunion peut subsister. Mais, messieurs, en réunissant les âmes, cette fraternité ne peut enchaîner les opinions : elle nous commande des égards en les exposant, de l'indulgence pour les erreurs de nos frères; elle nous défend de leur supposer des intentions perverses... Mais là s'arrête la voix de la fraternité: notre conscience est toujours à nous, à nous seuls; elle doit être libre; ou bien nous aurions engagé ce qui ne peut jamais s'aliéner, ou bien nous aurions trahi l'intérêt du peuple.

"

La fraternité doit exciter d'abord entre les hommes qui ont les mêmes opinions, ensuite contre ceux qui, quoique d'opinion différente, se chérissent et s'estiment. Ayons toujours cette dernière fraternité : cherchons l'autre; mais n'y contraignons pas notre conscience.

nous

» Avant tout, et même avant cette fraternité, sommes à nous, nous sommes au peuple, qui nous a confié ses intérêts.

» Tel est, messieurs, le principe qui me dirigera dans l'opi➡ nion que je vais développer. Le serment que j'ai fait hier a banni de mon cœur toute personnalité et toute haine; le fiel ne souillera pas cette opinion; mais ce serment ne m'en impose que plus rigoureusement la loi d'être fidèle à la vérité, de la dire avec franchise, et de ne jamais capituler pour les principes. J'ai besoin, messieurs, de me défendre moi-même à cet égard; car il est si naturel d'aimer à se rapprocher et se plier aux opinions qui plaisent! Le mot de paix est si doux qu'il y a quelque courage, quelque vertu à résister à l'opinion de ses frères. C'est dans cet esprit que je vous conjure de m'entendre, N'appartenons plus qu'à un parti, le parti de la nation, songeons aux grands intérêts qui sont dans nos mains; songeons nous allons décider de la vie ou de la liberté, du bonheur ou que du malheur de millions d'hommes ! un philosophe disait que pour vivre sagement il fallait sans cesse se mettre en présence d'un grand homme: soyons sans cesse en présence de la nation que nous défendons, de ces rois que nous avons à combattre, de l'Europe entière qui nous contemple; et alors nous serons dignes de nous et de la liberté! L'âme s'agrandit d'un spectacle aussi imposant : quel homme peut être vil lorsqu'il est vu de tout l'univers ?

» Je me propose ici de vous exposer d'abord le danger où vous êtes, ensuite les causes qui vous ont précipités, et enfi les remèdes.

» La réunion qui s'est faite hier dans le sein de l'Assemblée nationale a doublé nos forces et n'a pas diminué nos dangers; en déprécier le bienfait ou l'exagérer serait également dangereux. Tout peut être changé dans le sein de l'Assemblée ; rien ne l'est encore au dehors; nós périls sont les mêmes. J'entends déjà quelques voix s'écrier: - Pourquoi décréter que

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la patrie est en danger? Le danger est passé; nous sommes tous frères, tous réconciliés... Certes, messieurs, cette réconciliation est un bonheur, est un garant du succès; mais cette réunion empêche-t-elle les Prussiens, les Autrichiens de marcher contre nous? Empêche-t-elle la Flandre et le Rhin d'être menacés d'une invasion prochaine? Non. Nous devons donc examiner notre position, nos ressources, avec le même soin qu'auparavant : sans doute nous devons concevoir de plus grandes espérances; mais elles ne doivent pas nous endormir. Craignons, messieurs, de retomber dans notre léthargie, et de nous croire en paix au dehors parce que nous le sommes entre nous! Cette paix nous conduirait à la mort ou au déshonneur. Qui nous a perdus jusqu'à présent? Notre inertie, notre léthargie : elle deviendrait plus fatale, puisque l'horizon se rembrunit tous les jours, puisque l'orage grossit, puisque le moment n'est pas loin où il éclatera sur nos têtes.

» On ne se fait pas assez généralement une idée du danger où nous sommes. Le ministre des affaires étrangères a jusqu'à présent tout enveloppé de mystère; on s'est cru sans péril parce qu'il gardait le silence sur le péril : les gazettes venaient bien de temps en temps troubler ce calme; mais on se rassurait bientôt qu'est-ce qu'une gazette? qu'est-ce qu'un folliculaire? Le danger semblait cesser d'être du moment qu'il n'était pas officiellement connu.

» Messieurs, il n'est plus temps de se le dissimuler: la coalition des puissances couronnées manifeste hautement des projets hostiles; l'Autriche, la Prusse, la Sardaigne, Naples et l'Espagne en sont les principaux soutiens. L'Autriche aura avant peu cent mille hommes dans les pays qui vous confinent; joignez-y cinquante-cinq mille Prussiens choisis avec un soin particulier, composés surtout de cavalerie et de troupes catholiques que l'on croit éloignées de vos principes et propres à se mêler à vos mécontens, troupes commandées par un général habile, le duc de Brunswick; joignez-y les contingens des divers cercles de l'empire, qui pourront se monter à cinquante mille hommes; joignez-y les vingt à vingt-cinq mille hommes de la Sardaigne, la flotte que peut armer le roi de Naples, l'argent que peut prêter l'Espagne, et les quinze à vingt mille rebelles, enfin tous les mécontens du royaume."

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