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triotes n'étaient plus aux yeux du peuple, toujours frappé avant tout par les signes extérieurs, qu'une minorité aristocratique. Ainsi fut coupée l'assemblée législative dès ses premières séances, et jusqu'à sa clôture rien ne fut changé à cette disposition locale. Nous nous comptâmes, nous étions cent soixante, et nous n'eûmes point à craindre une seule défection. Cependant, plus des deux tiers des membres de cette assemblée voulaient sincèrement le maintien de la monarchie constitutionnelle sans la moindre altération de la loi fondamentale : c'était le vœu de la nation et le devoir de ses mandataires; mais pour les remplir, il ne suffisait pas d'une force d'inertie, et le parti constitutionnel ne pouvait entraî ner la masse des indifférents et former une majorité prépondérante, qu'autant qu'il serait soutenu par une franche et vigoureuse exécution des lois. Il n'en fut point ainsi.

L'influence qu'avait exercée la capitale pour la conquête de la liberté n'était pas moins nécessaire pour en conserver les fruits; cet appui nous manqua. L'ordre public reposait uniquement sur le zèle et le bon esprit de la garde nationale et de l'autorité municipale. Le commandant général la Fayette et le maire de Paris, Bailly, s'étaient concilié la confiance la plus entière des citoyens de toutes les classes. Ils étaient l'âme de ce grand corps; dans

leur sagesse, dans leur fermeté, dans leur parfaite intelligence résidait la force publique dans toute son intensité. Le général la Fayette avait rempli tous ses engagements; il n'avait plus d'autres preuves à donner de son dévouement désintéressé, qu'en abandonnant cette espèce de dictature populaire que lui avaient déférée l'estime et l'affection de la masse entière de la nation; il fit ses adieux à la garde nationale, et se retira dans sa terre de Chavagnac. Il ne pouvait pas être remplacé; le décret d'organisation de la garde nationale, adopté par l'assemblée constituante le 12 septembre 1791, avait supprimé les fonctions de commandant général et les avait attribuées aux six chefs de légion, qui devaient les exercer chacun à tour de rôle pendant un mois. L'effet immédiat de cette disposition, que le général la Fayette avait lui-même inspirée par de généreux motifs, fut de rompre l'unité et la force du seul corps capable de maintenir l'ordre public et de déjouer les machinations des deux factions ennemies de la liberté constitutionnelle. Les aristocrates, qui ne voulurent jamais apercevoir dans cette garde citoyenne, animée d'un zèle ardent et pur pour la défense des lois et du trône, qu'une rébellion organisée, se réjouirent de voir l'assemblée constituante briser elle-même son bouclier, et jeter dans la garde nationale des germes de discorde

et de dissolution. D'un autre côté, les niveleurs virent avec une égale joie tomber le plus grand obstacle qu'ils eussent à redouter; l'attiédissement, le découragement qui se manifestèrent dans tous les rangs de la garde nationale, leur fit concevoir l'espérance prochaine d'en corrompre les éléments et de la faire servir d'instrument à leurs desseins pervers.

Le coup porté à l'existence de la garde nationale ne fut pas moins funeste aux autorités constituées du département et de la commune; ces autorités n'ayant alors et ne pouvant avoir aucune autre force publique à leur disposition pour assurer l'exécution des lois et réprimer la licence, le maire de Paris, le respectable M. Bailly, qui, malgré sa mauvaise santé, n'était resté à son poste que sur les instances réitérées de M. de la Fayette, ne tarda pas à suivre l'exemple de ce dernier; il se retira; nouveau triomphe pour les deux factions ennemies de la constitution! Pétion fut proposé à sa place, et comme on parlait d'appeler M. de la Fayette à ce poste si important dans de telles circonstances, les deux factions, sans se concerter et par des motifs opposés, se réunirent pour le choix de Pétion.

Encouragés par cet abandon de toutes les garanties de fait, les novateurs, qui conjuraient la ruine de la constitution monarchique, ne prirent

pas même le soin de dissimuler leurs projets et le plan qu'ils avaient arrêté. Le parti formé par la députation de la Gironde, presque entièrement composée de jeunes avocats très- diserts, dont quelques-uns, et surtout Vergniaud et Guadet, avaient autant d'éloquence naturelle que peu d'expérience des affaires publiques, se hâta de montrer une grande rigueur de principes, une haute fierté républicaine. Des hommes systématiques tels que Condorcet, Guyton de Morvaux, etc., des écrivains exercés et subtils tels que Brissot s'y rallièrent. Ils laissèrent d'abord les hommes les plus exaltés, les coryphées des jacobins, porter les premières atteintes à la majesté du trône, semer la défiance et embarrasser le gouvernement, en agitant dès l'ouverture de la session les questions qui pouvaient le plus émouvoir les passions populaires. Derrière cette espèce d'avant-garde ils se tenaient en réserve, toujours prêts à appuyer son attaque en profitant des moindres circonstances pour gagner du terrain, tantôt par des discours violents, tantôt en affectant une fausse modération. Cette tactique fut constamment suivie pendant tout le cours de la session; et le parti constitutionnel, réduit à la défensive, ne se soutint pendant les premiers mois qu'à la faveur de la neutralité vacillante du plus grand nombre de membres de

cette assemblée qui, même en jetant beaucoup de lumières dans les discussions, évitaient toujours de se décider entre les deux minorités et finirent par nous abandonner.

Vingt jours s'étaient à peine écoulés que la discussion sur les mesures à prendre contre l'émigration manifesta les sentiments et les opinions des divers partis, et fit pressentir tout ce qu'on avait à craindre d'une opposition systématique et violente secondée par une licence populaire qui n'avait plus de frein. Cette question avait été débattue dans les dernières séances de l'assemblée constituante, et celle-ci avait sagement écarté ce ferment de discorde; les ennemis de la constitution se hâtèrent de s'en emparer; c'était le prétexte le plus populaire; ils ne pouvaient ouvrir leur attaque sur un terrain plus favorable. Je m'empressai, ainsi que mes amis, de prendre part, le 20 octobre, à cette importante discussion; ce fut le premier discours je prononçai.

que je

J'examinai d'abord dans toute la rigueur des principes la prohibition proposée des émigrations; j'en appliquai les conséquences aux circonstances où nous nous trouvions, enfin je proposai les mesures que je croyais propres à remplir les vues de l'assemblée, sans blesser les principes du droit public et ceux établis par la

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