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devint le théâtre des plus affreux assassinats. Une bande de scélérats, la plupart étrangers (et plût au ciel qu'on n'y eût pu compter un seul Français!) répandait la terreur dans le Midi, et se livrait aux plus horribles excès. Un monstre, son digne chef, et qui se faisait appeler Jourdan le Coupe-téte, la conduisit à Avignon. Le parti opposé à la réunion avait, pour quelques instants, repris de l'avantage dans la ville; il en avait chassé plusieurs de ses antagonistes, et poursuivait le reste avec la plus aveugle fureur. Le secrétaire de la municipalité, Lécuyer, fut atteint au pied de l'autel, où il cherchait un refuge, et immolé sans pitié. L'affreux Jourdan et sa bande apparurent tout à coup au milieu de cette anarchie. Les exilés rentrés se réunirent à ces cannibales; la réaction fut horrible. Les portes de la ville furent fermées. Jourdan courut arracher de leurs domiciles les malheureux voués à la mort. Soixante individus de tout sexe et de tout âge, des familles entières entassées dans le palais et les prisons, furent à la fois livrées aux assassins, qui choisirent à leur gré et les victimes et le genre de supplice. Femmes, enfants, vieillards, tout fut massacré; et quand la soif du sang fut assouvie, les barbares précipitèrent dans une glacière cet amas de cadavres mutilés, ou les abandonnèrent aux flots du Rhône.

L'assemblée ne put entendre la narration trop fidèle de ces forfaits sans frémir d'horreur et d'indignation, et cependant les ennemis de la constitution monarchique, et ceux-là même qui n'avaient pu se défendre de cette première impression, loin de se réunir à nous pour venger les lois et l'humanité outragées, ne tardèrent pas à chercher dans ces événements sinistres de nouveaux moyens d'ébranler jusqu'aux fondements de l'ordre social. Ils ne craignirent pas d'étendre une main protectrice sur les assassins de la glacière d'Avignon, et d'encourager ainsi leurs odieux auxiliaires. A peine l'assemblée avait-elle décrété la formation d'un tribunal spécial, que l'un des coryphées du parti, le ci-devant marquis de Rovère, osa se présenter à la barre et plaider la cause des assassins, en donnant à ces événements la couleur d'une réaction de guerre civile; sa pétition ne fut point repoussée; renvoyée au comité, elle servit d'initiative et de base aux orateurs qui proposèrent l'amnistie.

Dans cette mémorable discussion, époque funeste de l'invasion des principes anarchiques, tout le secret de la conjuration contre la constitution fut mis à découvert. Les prétendus républicains de la Gironde engagèrent d'abord leur avant-garde, les plus ardents jacobins. Ceux-ci demandèrent que l'amnistie décrétée par l'assem

blée constituante pour tous les crimes et délits relatifs à la révolution, fût appliquée à ceux commis à Avignon, quoique postérieurs de trois mois à la promulgation du décret; ils se fondaient sur ce que la réunion de ce pays à la France n'était point consommée à cette époque. Nous repoussâmes cet épouvantable sophisme, que les orateurs de la Gironde soutinrent avec impudeur; je pris part à cette discussion, et je demandai, sur la proposition de l'amnistie, la question préalable, en la motivant sur ce que la constitution n'avait pas donné au corps législatif le droit de faire grâce, l'institution des jurés y suppléant suffisamment, et dans le cas même où le jury n'aurait pas été établi, rien ne pouvant interrompre l'information.

Je disais « Nous n'exerçons point, nous ne « pouvons exercer le pouvoir judiciaire, et ce se<< rait l'exercer que de préjuger le résultat de l'in<< formation. Depuis l'heureuse institution des jurés, il n'y a plus lieu à faire grâce, et nous « ne pourrions accorder ni étendre une amnistie qu'en exerçant un droit de souveraineté; or,

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<< nous n'exerçons point la pleine souveraineté ; je pense que porter une loi d'amnistie, c'est

<«< exercer tout le pouvoir souverain, ou s'empa

<< rer du pouvoir judiciaire.

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Je fus soutenu par Girardin, Vaublanc, et surtout Gentil, qui

réfuta par les plus solides arguments les subtilités perfides à l'aide desquelles les défenseurs du coupe-tête Jourdan s'efforçaient de déplacer et de dénaturer la question. Enfin Guadet et Verguiaud vinrent, l'un par de spécieuses assimilations, l'autre par des mouvements d'éloquence exagérés, implorer l'indulgence et la pitié de l'assemblée pour ces prétendus patriotes persécutés. Soutenus par les applaudissements des leurs et par le trépignement des tribunes, ils entraînèrent le centre de l'assemblée et arrachérent à la majorité, le 19 mars 1792, cet illégal et funeste décret d'amnistie, source des plus grands malheurs, et gage trop certain d'impunité pour les plus criminelles entreprises.

la

Ce honteux succès du parti de la Gironde avait été préparé par des discussions antérieures sur deux questions importantes : celle de guerre et celle des colonies. L'une et l'autre, alternativement interrompues et reproduites, tenaient tous les esprits en suspens; les vifs débats sur ces deux objets servaient d'autant mieux les desseins du parti, qu'ils lui donnaient occasion d'accroître sa popularité par des déclamations spécieuses. Dans la question de la guerre, de plus en plus compliquée depuis les négociations, ce parti s'attachait à flatter les passions de la multitude sous le prétexte de venger l'hon

neur national; et dans celle des colonies, en exigeant l'admission immédiate des hommes de couleur et des nègres affranchis à l'état civil, il se targuait de l'avantage de plaider la cause de l'humanité, et de l'application absolue des principes établis par la déclaration des droits. Décidés à trancher toutes les questions dans le sens de leurs projets subversifs, et sans vouloir prendre en considération ni les circonstances politiques, ni les véritables intérêts de la nation, les Girondins repoussaient de toutes leurs forces la paix intérieure et extérieure. Devant de tels adversaires, le parti constitutionnel, défendant le gouvernement établi, opposant aux absolutistes niveleurs les principes d'une saine et sage politique, et trop souvent abandonné dans cette pénible lutte, paraissait vaincu et désarmé aux yeux de la tourbe fanatisée, et n'était soutenu que par la conscience de son devoir.

L'affaire des troubles de Saint-Domingue avait déjà occupé l'assemblée avant que celle de la guerre y fût sérieusement agitée; comme je pris une part très-active aux débats auxquels l'une et l'autre donnèrent lieu, je vais rappeler d'abord les traits les plus saillants de la première discussion, qui fut terminée par le trop fameux décret du 28 mars 1792; ensuite je dirai les principaux incidents de la seconde discussion, sans en inter

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