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VISITE DE M. DE BELLEVAL A LOUVECIENNES

En 1783, pendant un voyage que je fis à Paris, j'allai voir madame du Barry à Luciennes où on lui avoit permis d'habiter. Elle y vivoit à peu près dans la retraite et n'étoit plus guère visitée que par des étrangers de distinction qui alloient la voir comme le reste le plus curieux du dernier règne. Ce n'étoit plus là comme à Versailles et l'on parvenoit à elle sans dificulté. Elle avoit aux approches de quarante ans1 alors, et elle étoit aussi belle qu'en 1769. Sa beauté avoit même quelque chose de plus remarquable et de plus complet. Il y avoit huit ans que je ne l'avois vue; je n'eus pas besoin de me nommer et elle me dit comme jadis: « Ah! mon chevau-léger!» mais au lieu de l'éclat de rire d'autrefois, des larmes roulèrent dans ses yeux ; je lui rappelois le passé et tout ce qu'elle avoit perdu. Elle s'informa de ma position qui étoit bien augmentée, m'en félicità et ajouta : « Je ne pourrois plus vous demander ce que je puis pour vous. Je crois que vous avez eu tort de toujours refuser; mais aussi vous avez dans M. le duc de Penthièvre un protecteur meilleur que je ne l'aurois été. C'est un honnête et excellent prince. » Ce que je ne pouvois lui dire, c'est que je m'applaudissois de ma conduite et que je n'aurois jamais voulu, quitte à demeurer chevau-léger toute ma vie, devoir des grades ou des pensions à la maîtresse du Roi. Elle revenoit toujours sur le passé dans lequel je vis bien qu'elle se réfugioit le plus possible, car il valoit mieux pour elle que le présent. Quand je la quittai, elle me tendit la main et me dit adieu avec un accent plein de sensibilité. Je partis avec l'idée que je m'étois acquitté avec elle pour l'affaire de Carpentier. Je ne suis pas retourné depuis à Luciennes. (Souvenirs d'un chevau-léger, par M. de Belleval. - Paris, 1866, p. 136.)

1. Née en 1743, elle avait juste 40 ans en 1783.

CHAPITRE V

(1784)

REMBOURSEMENT DE PLUS D'UN MILLION FAIT PAR LE ROI
A MADAME DU BARRY.

Lorsque le fameux Livre Rouge fut produit à l'Assemblée constituante, le Rôdeur, un journal de l'époque, s'étonnait de ne point trouver sur la liste des pensions les noms de madame de Brienne, de madame. du Barri (sic). Il en concluait que tous les pensionnaires n'avaient pas été inscrits sur ce registre. « Pourquoi ? >> ajoutait-il. Et il répondait : « Je n'en sais rien ; » — peut-être parce que c'était la liste des faveurs accordées incognito et assignées sur la cassette du roi1. Cependant dans le deuxième mémoire du Livre Rouge, sous la date du 22 avril 1784, on lit :

Ordonnance au porteur d'un million de livres pour remboursement à compte de un million douze cent cinquante mille livres de comptant à quatre pour cent, dont la comtesse fait l'abandon au roi . .

23. Ordonnance au porteur de deux cent cinquante mille livres pour compléter le remboursement ci-dessus

1. Le Rôdeur, 10 décembre 1789, no 6.

1,000,000 liv.

250,000 liv.

Le nom de madame du Barry n'est pas prononcé : mais il n'y a pas à s'y tromper. En effet, les minutes de Griveau, le successeur de Lepot d'Auteuil, contiennent, à la date du 23 avril 1784, un acte intitulé: TRANSPORT DE RENTES PAR MADAME LA COMTESSE DU BARRY AU ROY.

Voici le libellé de cet acte fort important :

Par devant les... notaires comparaît dame Jeanne Gomard de Vaubernier, comtesse du Barry, demeurant ordinairement à Luciennes, étant de ce jour à Paris, etc., laquelle a transporté, etc... au roi, ce accepté par messire Joseph Micault d'Harvelay, etc., garde du trésor royal, — cinquante mille livres à prendre, en celles créées à 4 p. 100 sur les Aydes et Gabelles par édit du mois de février 1770, constituées en dix parties de cinq mille livres chacune au principal de 120,000 livres, au profit de Me Denis-André Rouen Desmottes, etc., notaire au Châtelet de Paris, suivant contrat passé devant Mo Lepot d'Auteuil, etc.

Desquelles dix parties de rente madame la comtesse du Barry est propriétaire au moyen des déclarations que lui en a passées M Rouen par dix actes reçus en minutes par le dit Me Lepot d'Auteuil et ses confrères, le même jour que les contrats sus-dits.

Ce transport a été fait moyennant la somme de douze cent cinquante mille livres que madame la comtesse du Barry reconnaît avoir reçue de M. d'Harvelay des deniers à ce destinés, etc.

Tout est précieux dans les révélations de cet acte. Elles confirment d'abord celles de l'acte du 31 décembre 1769. A cette date une libéralité énorme a été faite à madame du Barry, et précisément parce qu'elle était considérable, on l'a déguisée. Le prête-nom a été le notaire Rouen. Par dix actes il a reconnu, lui, no

taire, la substitution de personnes, et c'est ainsi que les deniers du Trésor public sont venus enrichir la maîtresse du roi.

Mais cette libéralité n'était encore que viagère. Nous avons montré quelles considérations pouvaient, sinon la justifier, au moins l'expliquer, en rendre compte. Ici il n'en est plus de même. A une pension usufructuaire de 50,000 livres, devant faire retour à l'Etat dans un temps plus ou moins éloigné, succède une aliénation, opération toute différente. Capitaliser une rente viagère à 5 p. 100, c'était, en réalité, faire à la crédi-rentière une donation que l'on peut évaluer ici à un demi-million au minimum. Comment s'expliquer cette largesse insensée de la part de Louis XVI, si peu prodigue par lui-même, si peu favorable à madame du Barry et sévère envers elle jusqu'à l'injustice? Comment comprendre que Marie-Antoinette ait fait trève à sa constante animosité contre la favorite pour autoriser une pareille dilapidation à cause d'elle? Maurepas n'était plus (14 novembre 1781). D'Aiguillon, toujours en disgrâce? Necker, il est vrai, n'était plus au ministère des finances; mais M. de Calonne y était entré, et avec lui avait commencé l'orgie financière (H. Martin) qui devait coûter à la France 487 millions en deux

ans !

Le nom de Calonne peut seul faire comprendre le remboursement scandaleux fait à madame du Barry sans motif appréciable, sans prétexte possible. M. de Calonne est un de ceux qui avaient lutté avec le plus d'ardeur contre le parlement de Bretagne. Il avait dû y avoir nécessairement des rapports entre d'Aiguillon et lui, et par suite entre madame du Barry, l'alliée du gouverneur de Bretagne, ensuite du ministre. Là est

peut-être le ressort secret que Jeanne Vaubernier aura fait jouer pour obtenir de la complaisance du trop facile Calonne une concession qui était un véritable gaspillage. Nous ne voyons pas qu'il en soit parlé dans les histoires générales. Les documents que nous produisons sur ce point ne sont pas seulement nouveaux, ils sont de la plus incontestable authenticité, et toute leur signification est dans les dates.

Au contrat intervient M. J.-Marc-Antoine de Tournon, marquis de Claveyron, avec lequel s'était remariée Rose-Marie-Hélène de Tournon, veuve du vicomte du Barry. Il déclare être donataire universel en usufruit de tous les biens de sa femme, qui, comme légataire elle-même de son mari, avait droit à la rente de dix mille francs, constituée par la comtesse du Barry. En cette qualité, il avait formé une opposition entre les mains du conservateur des hypothèques sur le capital des rentes payées à la comtesse. Pour obtenir la main-levée de cette opposition, celle-ci s'oblige à remettre incessamment entre les mains du trésorier des Etats de Languedoc une somme de deux cent mille livres, pour acquérir, dans l'emprunt actuellement ouvert par les Etats, une somme de dix mille livres de

rente.

Madame du Barry versa-t-elle les deux cent mille francs, comme elle s'y était engagée ? Un grand procès s'ouvrit sur cette question, longtemps après sa mort, dans la contribution ouverte sur sa succession. Nous aurons à en dire quelques mots, par forme d'épilogue. Nous ne voulons, en ce moment, qu'indiquer la difficulté et en préciser l'origine.

1. Voy. Droz, Michelet, Henri Martin.

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