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cœur soit avide. Une misérable question d'académie m'agitant l'esprit malgré moi, me jeta dans un métier pour lequel je n'étais point fait; un succès inattendu m'y montra des attraits qui me séduisirent. Des foules d'adversaires m'attaquèrent sans m'entendre, avec une étourderie qui me donna de l'humeur, et avec un orgueil qui m'en inspira peut-être. Je me défendis, et, de dispute en dispute, je me sentis engagé dans la carrière, presque sans y avoir pensé. Je me trouvai devenu, pour ainsi dire, auteur à l'âge où l'on cesse de l'être, et homme-delettres par mon mépris même pour cet état. Dès-là, je fus dans le public quelque chose : mais aussi le repos et les amis disparurent. Quels maux ne souffris - je point avant de prendre une assiette plus fixe et des attachemens plus heureux ! Il fallut dévorer mes peines; il fallut qu'un peu de réputation me tînt lieu de tout. Si c'est un dédommagement pour ceux qui sont toujours loin d'eux-mêmes, ce n'en fut jamais un pour

moi.

Si j'eusse un moment compté sur un bien si frivole, que j'aurais été promptement

désabusé Quelle inconstance perpétuelle n'ai-je pas éprouvée dans les jugemens du public sur mon compte ! J'étais trop loin de lui; ne me jugeant que sur le caprice ou l'intérêt de ceux qui le mènent, à peine deux jours de suite avait-il pour moi les mêmes yeux. Tantôt j'étais un homme noir, et tantôt un ange de lumière. Je me suis vu dans la même année vanté, fêté, recherché, même à la cour; puis insulté, menacé, détesté, maudit : les soirs on m'attendait pour m'assassiner dans les rues; les matins on m'annonçait une lettre de cachet. Le bien et le mal coulaient à-peu-près de la même source; le tout me venait pour des chansons.

J'ai écrit sur divers sujets, mais toujours dans les mêmes principes : toujours la même morale, la même croyance, les mêmes maximes, et, si l'on veut, les mêmes opinions. Cependant, on a porté des jugemens opposés de mes livres, ou plutôt, de l'auteur de mes livres; parce qu'on m'a jugé sur les matières que j'ai traitées, bien plus que sur mes sentimens. Après mon premier discours, j'étais un homme à paradoxes, qui se fesait un jeu

de prouver ce qu'il ne pensait pas après ma lettre sur la musique française, j'étais l'ennemi déclaré de la nation; il s'en fallait peu qu'on ne m'y traitât en conspirateur; on eût dit que le sort de la monarchie était attaché à la gloire de l'opéra après mon discours sur l'inégalité, j'étais athée et misanthrope après la lettre à M. d'Alembert, j'étais le défenseur de la morale chrétienne : après l'Héloïse, j'étais tendre et doucereux; maintenant je suis un impie; bientôt peut-être serai-je un dévot.

Ainsi va flottant le sot public sur mon compte, sachant aussi peu pourquoi il m'abhorre, que pourquoi il m'aimait auparavant. Pour moi, je suis toujours demeuré le même; plus ardent qu'éclairé dans mes recherches, mais sincère en tout, même contre moi simple et bon, mais sensible et faible, fesant souvent le mal et toujours aimant le bien ; lié par l'amitié, jamais par les choses, et tenant plus à mes sentimens qu'à mes intérêts; n'exigeant rien des hommes et n'en voulant point dépendre, ne cédant pas plus à leurs préjugés qu'à leurs volontés, et gardant la mienne aussi libre que ma raison;

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craignant DIEU sans peur de l'enfer, raisonnant sur la religion sans libertinage n'aimant ni l'impiété ni le fanatisme, mais haïssant les intoléraus encore plus que les esprits-forts; ne voulant cacher mes façons de penser à personne, sans fard, sans artifice en toute chose, disant mes fautes à mes amis, mes sentimens à tout le monde, au public ses vérités sans flatterie et sans fiel, et me souciant tout aussi peu de le fàcher que de lui plaire. Voilà mes crimes, et voilà mes

vertus.

Enfin, lassé d'une vapeur enivrante qui enfle sans rassasier, excédé du tracas des oisifs, surchargés de leur temps et prodigues du mien, soupirant après un repos si cher à mon cœur et si nécessaire à mes maux, j'avais posé la plume avec joie. Content de ne l'avoir prise que pour le bien de mes semblables, je ne leur demandais pour prix de mon zèle que de me laisser mourir en paix dans ma retraite, et de ne m'y point faire du mal. J'avais tort; des huissiers sont venus me l'apprendre, et c'est à cette époque, où j'espérais qu'allaient finir les ennuis de ma vic, qu'ont commencé mes plus grands mal

heurs. Il y a déjà dans tout cela quel quo singularités; ce n'est rien encore. Je vous demande pardon, Monseigneur, d'abuser de Votre patience mais avant d'entrer dans les discussions que je dois avoir avec vous, il faut parler de ma situation présente, et des causes qui m'y out réduit.

Un Genevois fait imprimer un livre en Hollande, et par arrêt du parlement de Paris, ce livre est brûlé sans respect pour le souverain dont il porte le privilége. Un protestant propose en pays protestant des objections contre l'Eglise romaine, et il est décrété par le parlement de Paris. Un républicain faít dans une république des objections coutre l'Etat monarchique, et il est décrété par le parlement de Paris. Il faut que le parlement de Paris ait d'étranges idées de son empire, et qu'il se croie le légitime juge du genrehumain.

Ce même parlement, toujours si soigneux pour les Français de l'ordre des procédures, les néglige toutes dès qu'il s'agit d'un pauvre étranger. Sans savoir si cet étranger est bien l'auteur du livre qui porte son nom, s'il le reconnaît pour sien, si c'est lui qui l'a fait imprimer,

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