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N° IX.

MÉMOIRE DE L'ASSEMBLÉE GÉNÉRALE Du Clergé de France, de 1780, AU ROI, en faveur des ordres religieux.

SIRE,

Votre Majesté s'est empressée de calmer avec bonté les justes alarmes de l'Eglise de France. Nous n'avons plus à craindre le renouvellement de ces opérations destructives, qui, depuis quelques années, avaient couvert le royaume de vastes débris de tant de congrégations éteintes ou supprimées. Si la reconnaissance doit au moins se mesurer sur l'étendue du bienfait, que d'éclatantes actions de grâces ne ferons-nous pas retentir sans cesse au pied du trône! Mais, Sire, le grand ouvrage de la conservation de l'état monastique resterait évidemment imparfait si la sagesse de vos conseils ne prenait en même temps des mesures efficaces contre les ravages de deux plaies intérieures qui consument insensiblement les ordres réguliers, et menacent ces corps affaiblis et languissants d'une dissolution lente, mais inévitable. Vous parlons de la dépopulation sensible des monastères, et de l'esprit d'insubordination qui malheureusement s'est glissé dans plusieurs de ces respectables asiles.

Et d'abord que l'on compare le dénombrement de chaque société religieuse dans les dix dernières années avec celui des époques antérieures, en balançant les morts par les professions nouvelles, on est effrayé de voir le tableau des pertes s'étendre, s'agrandir successivement, de manière que s'il était permis de calculer avec sûreté, en suivant une progression semblable, tous es ordres survivraient à peine à deux ou trois générations. Ah! Sire, quel immense et déplorable vide ne laisserait pas dans l'Eglise et dans l'État cet anéantissement général ! Une multitude de lieux considérables, que la seule présence des monastères anime et vivifie, scraient enveloppés dans la ruine de ces établissements. Plus de ces entreprises littéraires, formées à l'ombre de la solitude, dans le silence des affaires et des passions, par le concours et la réunion des mains non moins intelligentes que laborieuses. Nulle espérance de pouvoir confier à ces corps et communautés le dépôt si précieux, et néanmoins si négligé de l'éducation nationale. Le Seigneur, irrité de nos iniquités, ne serait plus fléchi par ces fervents cénobites, dont les mains pures

et innocentes, sans cesse élevées vers le ciel, ont détourné si souvent le tonnerre des vengeances divines. Comment pourvoir à la desserte spirituelle des troupes de terre et de mer? Et comment remplacer ces généreuses légions de missionnaires qui, presque toutes, tirées du sein de la milice religieuse, vont si courageusement planter l'étendard du christianisme dans les régions les plus éloignées et les moins connues? Privés d'une foule de prêtres, de confesseurs, de prédicateurs, nos diocèses gémiraient avec d'autant plus d'amertume sur la dispersion de ces coopérateurs, que les ouvriers envoyés par le père de famille même, dans la vigne qu'il a plantée, deviennent plus rares de jour en jour. On chercherait en vain à se consoler, dans l'espérance que le sanctuaire s'enrichira des dépouilles des cloîtres. Loin que le nombre des ecclésiastiques séculiers s'accroisse et se multiplie, différentes parties du royaume éprouvent à cet égard le fléau redoutable de la plus cruelle disette.

Plus la nation est manifestement intéressée à la perpétuité des corps réguliers, plus il est digne de la vigilance de votre Majesté d'arracher du sein de ces établissements les semences fatales de destruction et de mort. La principale source de ce dépérissement est sans doute dans le progrès de l'irreligion et dans les vices de l'éducation peu chrétienne donnée presque universellement à la jeunesse. Une profession qui consacre solennellement l'obéissance, la désappropriation et l'éloignement des voluptés ne peut guère prétendre à des encouragements dans ce siècle de luxe, de corruption et d'indépendance. Et comment la pratique des conseils évangéliques serait-elle en honnenr, tandis que l'on met, en quelque sorte, une gloire coupable à braver ouvertement les préceptes? Il ne faut pas non plus se dissimuler que les agitations et les secousses qui ont récemment ébranlé les ordres religieux n'aient étouffé le germe de plusieurs vocations et mis des bornes à la propagation de ces pieux instituts. Mais, Sire, permettez-nous de le représenter à votre Majesté : l'émission des vœux retardée jusqu'à l'âge de vingt et un ans pour les hommes a singulièrement influé sur cette triste désertion des noviciats.

Dans les mœurs présentes, la fin des premières études est très anticipée ; jamais peut-être le choix des différents états n'éprouva moins de lenteurs et moins de retardements. Un jeune homme, libre à quinze ou seize ans des exercices publics du collége ou des soins particuliers d'un instituteur, éprouve quelque attrait pour la vie religieuse ; mais ce projet ne peut définitivement se

réaliser qu'à vingt et un ans accomplis. Les parents, toujours impatients d'assurer un sort à leurs enfants, s'efforcent de tourner ailleurs ses vues. S'il résiste à la puissance de ces insinuations, ou que la piété de sa famille applaudisse à son dessein, vivant dans le tourbillon du siècle, n'est-il pas à craindre que la contagion des mauvais exemples n'altère sa ferveur et ne change imperceptiblement ses dispositions? Parmi ceux même qui se présenteront dans la vingtième année pour soutenir les épreuves si sagerent établies du noviciat, la plupart y apporteront un cœur en proie à des passions dangereuses, peut-être même déjà flétri et dépravé. Un esprit nourri de fausses maximes est peu propre à se plier à l'uniformité des observations régulières; de pareils sujets, ne traînant qu'avec dégoût les chaînes de la vie religieuse, se hâteront d'en secouer la pesanteur et de s'élancer dans une carrière plus libre et moins épineuse.

On vous dira peut-être, Sire, que ces inconvénients ne subsisteraient pas si la porte des monastères était ouverte aux aspirants et candidats dès l'âge de quinze ans, sauf à ne se lier irrévocablement qu'à l'âge prescrit par la nouvelle ordonnance; mais les ordres mendiants, employés si utilement par les premiers pasteurs à toutes les fonctions du saint ministère, sont dans une impuissance notoire, absolue et générale de supporter les frais inséparables de ce nouveau régime. D'ailleurs, tandis que la destinée des aspirants à l'état religieux sera mobile et incertaine jusqu'à l'âge de vingt et un ans, la plupart des parents en éloigneront leurs enfants, et ne voudront pas se soumettre aux hasards d'une probation si longue. Ainsi parlent à l'envi les supérieurs réguliers et les pères de famille. On ne saurait donc en disconvenir, le retardement de la prononciation des vœux solennels de religion enlève aux sociétés religieuses une multitude de prosélytes recommandables et bien appelés. Si néanmoins la nécessité de prévenir les engagements indiscrets et prématurés rendait les délais indispensables, nous aurions sollicité les premiers une défense qui aurait des droits sur l'hommage et la reconnaissance de toute âme sensible.

Mais est-il bien vrai, Sire, généralement parlant, qu'à l'âge de seize ans accomplis, après les épreuves rigoureuses d'une année de noviciat, l'homme n'ait pas l'entendement assez formé pour discerner les obligations de l'état religieux? Aucun ordre de citoyens n'est plus intéressé que le clergé à repousser loin des cloîtres les sacrifices téméraires et peu réfléchis, sacrifices ten

dant à peupler les monastères de sujets vicieux et indociles, qui deviennent l'opprobre et le scandale de la religion, aux yeux d'un monde trop enclin à rendre le corps responsable des torts du particulier et la profession la plus respectable complice des faiblesses de l'humanité ; et cependant les assemblées du clergé ont toujours insisté sur la liberté de faire profession à seize ans. On connaît les célèbres représentations de 1573 et de 1577 contre la disposition contraire de l'ordonnance d'Orléans. La même réclamation s'est fait entendre, dans l'assemblée de 1775, à l'occasion de l'édit du mois de mars 1768. Cette doctrine n'est ni nouvelle ni particulière à l'Église gallicane. Daignez, Sire, vous faire représenter à ce sujet tous les monuments de notre discipline, depuis la règle donnée par S. Basile dans le quatrième siècle, jusqu'au décret émané du concile de Trente, en 1563. Votre Majesté y reconnaîtra que les vœux émis à l'âge de seize ans ont été toujours réputés valides et obligatoires, non sans grande connaissance de cause. Les mêmes objections, proposées avec tant de confiance de nos jours sont rappelées avec étendue et discutées avec profondeur dans les écrits des pères, et l'on voit, dans l'histoire du concile de Trente, que le Réglement de ce concile, adopté par l'ordonnance de Blois, n'intervint qu'après la discussion la plus détaillée et la plus sérieuse. Or quelle force n'a pas le sentiment d'une foule de grands hommes non moins éclairés que vertueux! et surtout de quel poids ne doit pas être la pratique de l'Église, qui, toujours pure et irréprochable dans sa discipline, n'aurait pu canoniser avec tant d'éclat des engagements formés sous les auspices de la précipitation et de la légèreté! Mais si ces engagements n'étaient pas prématurés autrefois, ils ne sauraient l'être aujourd'hui que l'éducation, les mœurs publiques, une plus grande communication avec les hommes, tout accélère trop promptement peut-être le développement des facultés intellectuelles. On n'hésite pas à prévenir souvent la seizième année pour embrasser des états qui ont les influences les plus puissantes sur l'honneur et sur la vie. Le lien indissoluble du mariage continue à se former dans la jeunesse la plus tendre. Ce n'est que pour l'entrée en religion que, dérogeant tout à coup aux lois du royaume et à celles de l'Église, il est venu en pensée d'établir la nécessité d'un âge plus mûr et plus avancé.

Sire, l'existence des ordres religieux en France dépend du succès des respectueuses réclamations que nous prenons la liberté de faire au pied de votre trône. Si vous êtes dans la ferme réso

lution de conserver à la religion et à votre empire cette colonne précieuse et tutélaire, vous ne balancerez pas à retirer les lettrespatentes du 17 janvier 1779 et à donner un libre cours à l'ancienne police sur l'âge des vœux.

Encore une fois, Sire, loin de nous le criminel projet d'immoler, sur l'autel de la religion, de tristes et infortunées victimes. Nous ne cesserons jamais de penser, avec les pères du dernier concile de Bordeaux, qu'un petit nombre de vrais religieux est incomparablement préférable à des légions innombrables de moines sans vocation et sans vertus. Mais toutes les personnes consommées dans la science des cloîtres enseignent unanimement qu'en général le joug des pratiques religieuses n'est porté avec gloire et édification que par ceux qui s'y sont pliés de bonne heure et avant la saison orageuse de l'effervescence des passions.

De toutes parts, on ne se lasse point de demander à grands cris la régénération de la discipline monastique. Votre Majesté elle-même nous invite à maintenir l'ordre dans les communautés, en voulant bien nous assurer de sa protection constante et spéciale. Qu'à la tête des maisons particulières et des administrations générales soient placés des hommes instruits, vigilants et remplis de l'esprit de Dieu; que leur autorité se déploie dans toute son étendue, sans craindre des entraves étrangères, et bientôt une police sévère régnera dans l'enceinte des noviciats; bientôt, avec le saint attrait de la solitude, le goût salutaire du travail et de la prière et la noble simplicité des mœurs religieuses, reparaîtront ces talents distingués et ces éminentes vertus qui répandirent autrefois sur l'état régulier un éclat immortel; mais cette révolution si désirable ne saurait s'opérer, même sous les supérieurs les plus dignes de commander, si la perspective de l'appel comme d'abus retient à chaque pas l'exercice de leur pouvoir captif et gémissant, s'ils ne peuvent donner une obedience, changer un lecteur ou un professeur, décerner la moindre peine monastique, etc., sans être traduits en justice réglée, et forcés à déchirer, sous les yeux des juges laïques, le voile qui couvre toute l'économie intérieure de leur gouvernement. Rien n'est plus contraire aux saines maximes et à la jurisprudence ancienne. Si l'on excepte les cas de tumulte et de sédition, et ces grandes contraventions qui intéressent l'ordre public, il a toujours été défendu aux cours séculières de connaître des faits de discipline et correction régulière.

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