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de Choiseul, qu'on a cru qu'il en était aussi l'œuvre, et les mystères dont le nom de l'auteur est toujours resté entouré ne sont nullement propres à affaiblir ce soupçon. Ce libelle avait pour titre : La Triple nécessité, et pour division: Nécessité de détruire les Jésuites; · Nécessité d'écarter le Dauphin du trône; - Nécessité d'anéantir l'autorité des évêques (1). Ce titre est significatif, et à défaut de l'ouvrage qui l'explique et le développe il prouverait que tout le clergé était en cause dans la persécution excitée contre les enfants de Loyola. Les coups portés à cet ordre n'étaient qu'un moyen; son nom n'était qu'un prétexte (2). Les événements ne tarderont pas à nous l'apprendre.

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CHAPITRE CINQUIÈME.

Les persécutions suscitées à cette époque en Portugal contre la Compagnie de Jésus encouragent ses ennemis en France, et favorisent leurs projets.

Tel était en France l'état des esprits lorsqu'on y apprit les persécutions dont la Société de Jésus était en Portugal l'innocent objet. Cet événement retentit dans les deux mondes, et donna le signal aux persécutions que les partis ennemis de l'Eglise méditaient dans les divers Etats de l'Europe contre tous les ordres religieux. Il doit donc

(1) Proyart, Louis XVI détrôné avant d'être Roi, 2e partie, p. 167, (édit. de Méquignon fils aîné). Grimm, Corresp. littéraire, 1762, 15 septembre. - Bachaumont, Mémoires secrets, 1762, 19 août. (2) Mémoires du duc de Richelieu, t. 9, p. 302.

entrer dans notre plan de le rappeler ici en peu de mots à nos lecteurs.

Le marquis de Pombal, auteur de ce grand acte d'iniquité, a été jugé et condamné par la postérité, et pour lui la postérité avait commencé avant sa mort; il en emporta l'anathème dans le tombeau. L'histoire à son tour lui a assigné un rang parmi ces hommes qui, dévorés d'une ambition insatiable, ont dans l'âme toute la méchanceté et dans le caractère toute l'audace propre à la servir. Décidé à fonder sa puissance sur les ruines des institutions de son pays, il entreprit d'abattre tout ce qui offrait un obstacle à ses projets. A ses ordres, la fleur de la noblesse tomba sous la hache des bourreaux; la religion catholique fut poursuivie dans les temples, dans les monastères, dans toutes les communautés. Le ministre voulait régner sur le Portugal asservi, et commander à une Eglise qui n'existât que pour consacrer ses forfaits. C'est pourquoi il rompit les relations du clergé de Portugal avec le Saint-Siége, essaya d'établir un patriarche indépendant du souverain Pontife, persécuta, dispersa les évêques, les prêtres, les religieux fidèles au successeur de S. Pierre, et combla de faveurs les ecclésiastiques et les réguliers vendus à ses volontés sacriléges.

Les Jésuites opposaient, par leur influence et leur dévouement au Saint-Siége, le plus grand obstacle à ses projets ils furent donc immolés; mais Pombal accompagna sa vengeance de cruautés que l'on chercherait vainement dans l'histoire de Néron.

D'Almada, son ambassadeur à Rome, eut ordre de réunir dans son palais tous les brouillons qui lui apporteraient quelque injure contre la société; d'y établir des presses qui multiplieraient la calomnie dans le monde.

Sa pensée fut comprise : le palais de l'ambassadeur portugais à Rome se transforma en une sorte d'atelier où des jansénistes fougueux, des abbés défroqués, des moines apostats combinaient leurs mensonges, inventaient les crimes qu'ils voulaient faire tomber sur les Jésuites, et des millions de libelles, enfants de leur imagination dévergondée, ou de leur cœur dépravé, étaient lancés dans le public comme autant de torches incendiaires destinées à provoquer une explosion générale contre la Compagnie de Jésus. « Le cordon formé contre les Jésuites, écrivait à ses commettants un agent du parti janséniste, est tel qu'avec tout leur crédit et tous leurs trésors des Indes ils ne pourront jamais le rompre. » (1)

Les Jésuites n'avaient à opposer que le trésor de leur innocence; et dans ces sortes de luttes l'innocence succombe toujours, mais elle n'est jamais flétrie. Si elle est accablée sous le poids des crimes qui sont ceux de ses ennemis, sa chute même est son triomphe.

Dans ce temps-là courait le monde un homme qui changeait aussi souvent de nom que de profession. Un moine franciscain, saisi du vertige que propageaient le jansénisme et le philosophisme, s'était dégoûté de son état, dé. barrassé de son froc et raidi contre l'autorité ecclésiastique; échappé à la justice humaine, il traînait partout le scandale de sa vie et cherchait de profession en profession l'entretien de sa déplorable existence: appelé P. Norbert en religion, il se nommait Parisot dans une boutique de tapissier, Piter dans un cabaret ; et à Rome, sous le nouveau nom d'abbé Platel, il inventait contre les Jé

(4) On peut voir sur ce fait des secrets fort curieux dans la vie de Pombal et dans les Mémoires de son ministère.

suites tous les crimes dont Almada voulait que ces religieux fussent coupables.

C'était là l'homme qu'il fallait à Pombal : ce ministre l'appela auprès de lui, l'admit à sa table, à son amitié, à sa confidence, à ses secrets. Platel se montra digne de ces faveurs : il enfantait contre les Jésuites des libelles avec une fécondité qui étonnait son protecteur lui-même. Les missions et les travaux apostoliques de la Société furent le thème ordinaire de ses invectives, jusqu'à ce qu'un accident vrai ou supposé vînt lui en fournir un autre moins usé.

Des bruits vagues annoncèrent tout à coup à l'Europe que le roi de Portugal venait d'être assassiné. Les nouvelles postérieures semblèrent confirmer cet événement, mais n'en déterminèrent point les circonstances. On racontait que le roi avait été attaqué dans sa voiture, ou en se rendant à une de ses maisons de campagne, ou en allant outrager la marquise de Tavora; qu'il avait reçu une blessure ou par devant, ou par derrière, ou au bras, ou à l'épaule; qu'il avait été atteint de la triple décharge d'un mousquet, ou frappé à coups de bâton. Voltaire, qui avait adopté sur cet événement les versions les plus contraires aux Jésuites, fut enfin convaincu qu'il fallait s'en tenir à cette dernière. Votre roi de Portugal, <«< écrivait-il, n'a point été assassiné: il a eu quelques « coups de bâton d'un mari qui n'entend pas rail«<lerie.... Cela s'est passé en douceur, et il n'en est « déjà plus question. » Enfin le caractère bien connu de Pombal a fait penser aux hommes sérieux qu'il avait supposé une conjuration et un assassinat pour se donner le droit de perdre ceux qui lui étaient odieux. En effet, à la suite de ce bruit, les plus illustres familles de Portugal

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furent immolées; les Jésuites furent ou chassés des terres soumises à la domination portugaise, ou condamnés à pourrir dans les cachots souterrains de Lisbonne. (1) Parmi ces prisonniers se trouvait un vénérable vieillard, que des prodiges de vertu avaient rendu recommandable à tout le royaume. Pombal ne lui pardonna point l'estime publique. Il entreprit d'abord de le faire périr comme régicide; mais l'évidence de son innocence protesta contre la calomnie, et Pombal s'imagina de le faire périr comme hérétique. Afin d'assurer le succès de son dessein, il nomma tous les inquisiteurs qui devaient prononcer la sentence, et leur donna son propre frère pour président. Le vénérable Malagrida fut donc condamné à être pendu et brûlé, et il termina par le martyre une vie toute consacrée à la conversion des sauvages de l'Amérique et au bonheur de ses concitoyens.

Tant de crimes révoltaient l'humanité; Pombal en faisait trophée. Des libelles, composés par ses ordres et sous ses yeux, vantaient la sagesse et la justice de sa conduite, et chargeaient ses victimes des forfaits les plus abominables; et ces mensonges retentissaient d'un bout à l'autre de l'Europe. A Paris surtout ils trouvaient dans les coteries nombreuses des jansénistes, des parlementaires, des philosophes et des ministériels, autant d'échos empressés à les répéter. L'avocat Pinot traduisait promp

(4) « Je ne parle point ici, dit le maréchal de Belle-Isle, d'une société de religieux que le ministre de Lisbonne a voulu associer à ce régicide: mais j'ose dire qu'il est aussi facile de prouver que les Jésuites n'ont point trempé dans cette conjuration que de démontrer les ressorts de l'accusation... Malheureux rois qui, dans des cas aussi graves, négligent de voir tout par eux-mêmes!» (Testament politique du maréchal de Belle-Isle, 1762, p. 95.)

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